Japon: Soleil de nuit

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Moins cruelle, dénonciatrice ou rabelaisienne que la littérature chinoise contemporaine, la littérature japonaise actuelle bénéficie depuis un peu plus d'une décennie d'une meilleure compréhension de la part du lectorat français, longtemps maintenu dans l'ignorance et contraint de lire et de décoder la culture japonaise à travers les œuvres classiques de Kawabata, Inoué ou Mishima. Leur Ces lectures, essentielles comme celles de l'écrivain nobélisé Kenzaburo Oé, de Nakagami Kenji, de Abe Kobo ou de Banana Yoshimoto, ont contribué à donner une meilleure idée des enjeux de la littérature du pays du Soleil levant.

Même s’il est depuis beaucoup plus longtemps ouvert au reste du monde, le Japon demeure, dans ses fondations du moins, un pays où, comme en Chine, subsistent dans la culture et l’organisation sociale les vestiges de la tradition aux côtés de l’omniprésence de la haute technologie. Ce contraste, duquel on peut rapprocher celui qui distingue la mentalité des villes et celle des champs (une autre veine thématique forte), s’incarne souvent dans l’expression radicale d’une marginalité oubliée des bien-pensants. Déchiré entre les deux pôles, le personnage des romans japonais se laisse souvent porter par les événements inexpliqués, et flotte quelque part entre le vide spirituel et le trop-plein matériel, entre la philosophie zen, les questionnements sur l’au-delà et les tribulations trash qui germent dans les ruelles obscures des cités. Faute de mieux, on dira souvent (la thèse est largement acceptée) que la littérature japonaise sonde le doute et questionne les limites; elle explore les franges du réel. En parcourant les écrits d’Haruki Murakami, de Yoko Ogawa, d’Akira Yoshimura Hitonari Tsuji ou de Murakami Ryu, il est en effet facile de voir à quel point la réalité présentée par ces écrivains a tendance à s’effacer devant l’étrangeté des situations.

De tous ces illustres écrivains, Haruki Murakami est certainement celui qui a su, au fil de ses romans, rallier le plus de lecteurs, fascinés par la douce magie et l’intelligence qui s’en dégagent. Ceux qui voudraient s’initier à son univers apprécieront Les Chroniques de l’oiseau à ressort (Points), La Ballade de l’impossible (réédité récemment chez Belfond) ou Kafka sur le rivage (Belfond). Les plus aventureux voudront se lancer dans La Fin des temps (Points) ou La Course au mouton sauvage (Points). Il y a quelques mois paraissait Le Passage de la nuit (Belfond), une audacieuse tentative de saisir toute l’étrangeté d’une nuit à Tokyo à travers divers portraits de personnages insolites. Moins réussi que ses précédents romans, Le Passage de la nuit devrait être dégusté par les véritables fidèles.

Autre figure marquante des lettres nippones flirtant avec l’impossible, Yoko Ogawa a de quoi charmer les amateurs de fine prose, épurée à l’extrême et, surtout, d’une grande sensualité. Tous publiés chez Actes Sud et parfois en collaboration avec Leméac au Québec, les romans et les nouvelles de Yoko Ogawa abordent les thèmes de l’écriture, de la mort, de la création et du souvenir avec une remarquable finesse. De son œuvre abondante, on voudra lire Hôtel Iris (Babel), son roman le plus connu mais pourtant pas le plus réussi, L’Annulaire (Babel, adapté au cinéma en 2005 par Diane Bertrand), Parfum de glace (Babel) et La Formule préférée du professeur (Actes Sud). Ce ne sont bien entendu que des suggestions, puisque l’intégrale de l’œuvre d’Ogawa se répond et se complète par un étrange jeu de miroirs. C’est une écriture de l’obsession de l’absence, de l’indicible qui cherche à mettre des mots sur l’invisible. On y pénètre comme dans une pièce plongée dans les ténèbres où les mots de l’écrivaine nous éclairent furtivement, à quelques centimètres de notre visage. Ce qui attend dans le noir, personne ne le sait. C’est un peu tout ça, Ogawa. À découvrir absolument et à partager. Enfin, deux nouveaux recueils de nouvelles sont attendus dans les prochaines semaines et, si l’on se fie à la critique outre-Atlantique, promettent de délicieux moments: Les Paupières et Une bénédiction inattendue (Actes Sud).

Si l’œuvre d’Ogawa vous enivre, il faudra alors plonger dans celle d’Akira Yoshimura, un écrivain important en son pays, mais qui est demeuré assez discret sur la scène internationale jusqu’à sa mort, au mois de juillet 2006. Le fait que sa disparition marque le début de sa reconnaissance peut sembler à propos, puisque c’est souvent l’au-delà qui sert de matière première à ses récits, la plupart inspirés de légendes et de faits divers. Son petit chef-d’œuvre s’intitule La Jeune Fille suppliciée sur une étagère (Babel), et raconte le destin d’une fille dont le corps est légué à la science. À l’automne dernier, Voyage vers les étoiles (Actes Sud) reprenait le même thème et nous emportait encore une fois sur les sentiers menant au trépas avec une délicatesse telle que ce roman évite (heureusement) les dérives macabres ou déprimantes. Car il y a dans le thème de la mort en littérature japonaise une beauté singulière que nous, Occidentaux, ne percevons pas toujours. Enfin, dans un autre registre, Naufrages (Babel) de Yoshimura mérite aussi le détour. Il s’agit d’un autre écrivain moins connu, mais qui vécut son heure de gloire quand, en 1999, Le Bouddha blanc (Folio) obtint le prix Femina étranger. Quant à lui, Hitonari Tsuji est un ancien membre d’un groupe de rock qui a aussi tâté de la réalisation cinématographique. Ses romans Objectif (10/18) et En attendant le soleil (Belfond) méritent aussi le détour, tout comme La Promesse du lendemain, son plus récent recueil de nouvelles, publié il y a quelques semaines chez Phébus. Tout l’art de ce livre surprenant et empreint d’une douce poésie réside dans l’intrusion subtile d’une touche d’impossible au sein d’existences marquées par la banalité. À lire lentement, au rythme d’une nouvelle par jour, préférablement, afin de se laisser le temps de réfléchir aux enjeux de textes qui, sous des apparences anodines, cachent de doux mystères.

On le voit, la littérature japonaise est affaire de mystère et de non-dit. Mais il n’en est pas toujours ainsi et les romans crus de Ryû Murakami constituent certainement l’exception. Fasciné par le sexe, la drogue et le rock and roll (jusque-là, il n’est pas le seul…), cet écrivain adulé dans son pays explore les bas-fonds de la société japonaise à la recherche d’expériences extrêmes. Avec sa trilogie intitulée «Monologues sur le plaisir, la lassitude et la mort» et formée des romans Ecstasy, Thanatos et Melancholia, il dévoile les dessous d’un monde peuplé de SDF, de chercheurs de jouissance et de rêveurs désespérés. Très prolifique, il a écrit une trentaine de livres dont les plus connus demeurent Miso Soup et Les Bébés de la consigne automatique (Philippe Picquier).

Enfin, pour ceux et celles qui voudraient continuer à explorer cette littérature étourdissante, recommandons en vrac les romans de Ko Machida, (Tribulation avec mon singe chez Actes Sud et Charivari chez Philippe Picquier) ou le très original Serpents et piercings de l’idole de la culture pop Hitomi Kanehara, qui paraît ces jours-ci au format de poche chez 10/18.

Bibliographie :
Les Chroniques de l’oiseau à ressort, Haruki Murakami, Points, 847 p., 19,95$
Le Passage de la nuit, Haruki Murakami, Belfond, 229 p., 27,95$
La Ballade de l’impossible, Haruki Murakami, Belfond, 389 p., 29,95$
Parfum de glace, Yoko Ogawa, Actes Sud, 302 p., 31,95$
La Jeune Fille suppliciée sur une étagère, Akira Yoshimura, Actes Sud, coll. Babel, 141 p., 11,50$
Voyage vers les étoiles, Akira Yoshimura, Actes Sud, 152 p., 27,95$
La Promesse du lendemain, Hitonari Tsuji, Phébus, coll. D’aujourd’hui. Étranger, 172 p., 27,95$
Le Bouddha blanc, Hitonari Tsuji, Gallimard, coll. Folio, 286 p., 13,95$
Miso Soup, Ryû Murakami, Éditions Philippe Piquier, coll. Picquier Poche, 276 p., 12,95$
Les Bébés de la consigne automatique, Ryû Murakami, Éditions Philippe Piquier, coll. Picquier Poche, 528 p., 18,95$

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