Un jardin de papier ou le livre effeuillé

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Un jardin de papier est un roman magnifique. Je me demande seulement pourquoi il ne s'appelle pas, en français, Pica ou le caractère moderne. C'est une question niaiseuse. Je cherche quoi dire. Parfois, quand c'est bon, on a juste envie de ne rien ajouter. Et ce serait pourtant fort triste, confiner un si beau livre à l'oubli, à quelque échelle qu'on soit, petit critique de rien ou grand manitou des lettres.

Petit ou grand, on oublie parfois que les critiques respirent le même air que les gens que l’on dit ordinaires, et qu’à ce titre, ils ont eux aussi leurs manies. Les «ça se lit bien» chez eux prennent une tournure vinaigrée, s’il est vrai que ce qui paraît synonyme de plaisir chez les zordinaires est gratuité et légèreté, et que chez les esprits tordus, au contraire, ce qui est donné d’emblée comme facile paraît plus aisément suspect.

Ou rime avec imbécile.

Tu crois comprendre, lecteur, que j’ai quelques scrupules à écrire qu’Un jardin de papier n’est pas un roman facile. Tu t’attends bientôt à ce que, en petit pervers bon prince, je te piège puis te libère en te rassurant : …mais c’est que lire demande un effort, au même titre que faire du vélo ou rouler des sushis.

Je me débats plutôt avec ce poncif critique qui consiste à se montrer plus malin que le livre qu’on a lu. Un jardin de papier est tellement plus brillant que moi, plus séduisant que ce texte avec tout ce que je n’aurai pas le loisir d’y mettre, plus troublant que ce doute qui me retenait d’écrire à la pensée du rien qu’il m’inspirait d’écrire. Car ajouter un commentaire à un roman qui se présente comme «un livre sur les livres», une fiction qui fait du monde une histoire, retenant dans ses rets fugaces toutes les analogies possibles sur la lecture, de la mise en abyme du lecteur (toi, c’est-à-dire lui-même) à la mélancolie de qui oscille entre son expérience de personnage et le récit de sa prouesse à quelqu’un qui le précède et le dépasse.

Auteur de la préface d’Un jardin de papier, Alberto Manguel y explique que pour échapper aux standards de la fiction pour lecteurs pressés, heureux de se laisser bercer par le rythme d’un genre et la mélodie d’un style, l’auteur a situé son action dans un «XVIIIe inventé par Diderot et Lawrence Sterne». Mais oubliez Sterne, Diderot. Manguel aussi. Oubliez Borges, les labyrinthes, les miroirs. Un jardin de papier a quelque chose de Don Quichotte, mais ce n’est pas celui de Pierre Ménard. Rêvez plutôt salamandre, papillon, pluie, feu, amour, chair, métal.

Thomas Wharton, 42 ans, est l’auteur de trois romans, deux traduits à ce jour en français, Un champ de glace et Un jardin de papier. La version originale de ce dernier, Salamander, était finaliste au Prix du Gouverneur général en 2001.

Première phrase: «Un bout de papier en feu surgit sous la pluie». Nous sommes à Québec, en 1759. La Nouvelle-France n’est toujours pas anglaise. L’aide de camp de Montcalm, grand amateur de livres, s’arrête à une librairie qui vient d’être bombardée: «livres en lambeaux, criblés de trous, coupés en deux. Livres à la colonne vertébrale tordue, brisée». Le lecteur, comme Bougainville, vient de mettre le pied dans un piège d’une sublime virtuosité. Une jeune femme se trouve dans l’arrière-boutique du commerce effeuillé par la guerre. Bougainville n’a toujours pas fait les voyages qui feront son renom. Celle que le lecteur connaîtra plus loin sous le nom de Pica a vu le monde: elle connaît du colonel également dépourvu de son Voyage que de son Supplément écrit par un autre un traité de mathématiques. La joute verbale pointe; elle s’efface pourtant et cède place au récit de Pica, entrelacs de mémoire, de rêves et de contes qui nous mènera jusqu’en Chine.

Le comte d’Ostrov, en 1717, perd son fils au siège de Belgrade. Amer, le comte se réfugie dans son château et y accumule les livres sans vraiment les aimer. Des années plus tard, il entend parler d’un jeune imprimeur londonien, Nicolas Flood, dont l’ingéniosité lui semble à la hauteur de ses ambitions. La filiation ne lui ayant pas permis d’échapper au temps, Ostrov entend transformer l’univers à son image, en mécanique d’une régularité parfaite. Dans cet esprit, il fait venir Flood et lui commande un livre sans fin ni commencement. Pas d’entourloupette possible. Flood se met à réfléchir à ce qu’est l’infini. Après s’être escrimé à le saisir dans le petit, le grand, la durée, l’immédiat, il finit par le comprendre. Dans sa chair.

Flood est au château depuis quelques jours et il se sait déjà amoureux de la comtesse. Mais c’est plus que ça: il a de l’«affection pour elle». Ce joli renversement, qui redonne son sens à un mot affadi par l’usage, relègue romantisme et libertinage à ce qu’ils sont, deux quarts d’une même heure narcissique. Il est ainsi résumé par une phrase du narrateur: «Qu’est-ce que l’amour sinon une conspiration contre le reste du monde?» Il faut se méfier des maximes comme celle-là, surtout lorsqu’elles sonnent un brin cliché. Le château d’Ostrov se trouve exactement sur la frontière entre la Bohème et la Hongrie. Pour éviter de payer des impôts à l’une comme à l’autre, le comte d’Ostrov a transformé son château en une horloge monstrueuse, qui tourne sans cesse sur elle-même. N’étant jamais en un seul lieu, elle échappe à l’ordre du monde (le temps, quoi). Ces pièces, son mobilier, font de même. Seuls les gens restent en place, prisonniers du fer des rouages tout comme Irena, la comtesse, l’est du corset qui maintient sa colonne vertébrale en place. Un monde d’automates, où la présence humaine est réduite au minimum et à son ustensilité. Mais lisez plutôt l’art avec lequel la scène d’amour entre Flood et Irena reprend les fils entremêlés du roman tout en jouant sa propre partition. Il vous faut savoir que l’unique précédent amoureux de Flood, le faiseur de livres, s’était déroulé à la va-vite, dans son atelier, sur un texte procédant à l’énumération d’objets de papeterie. Les instruments de torture que sont les vêtements de la comtesse font saliver comme un menu de bacchanale:

-Devez-vous faire cela chaque nuit?
-Et chaque matin, à l’envers.

Panier à baleines en forme de cage;
Guêpière à la persane (à baleines également);
Sachet parfumé retenu par une sangle renforcée;
Chemise de lin à l’angloise.

-Voilà.

Elle écarta son dernier vêtement, il tendit la main vers elle. Ses doigts se heurtèrent à la froideur du métal.

-Continuez, chuchota-t-elle. Cela s’enlève aussi. Je n’en aurai pas besoin cette nuit.

Le temps n’existait pas.

Dans le noir, ils se dévorèrent l’un l’autre, retombèrent épuisés chacun de son côté, s’unirent à nouveau.

-Je veux nous voir.

Elle alluma une chandelle. Ils contemplèrent leurs corps luisants. Sidérés. Ensemble, ils formaient un nouveau monde.

Rêvez salamandre, papillon…

Tenez, prenons une histoire au hasard. Le premier livre que Flood conçoit pour le comte s’appelle Désir. Il présente un conte vénitien sur deux amoureux. La flamme promise entre ces deux-là est si forte et si pure, qu’elle embrasera leur enveloppe corporelle s’ils se rencontrent. Pour contourner la fatalité, chaque famille construit un gigantesque labyrinthe, pour y protéger, chacun de son côté, son enfant. Mais voilà que parvenus à l’âge nubile, les amants apprennent l’existence de l’autre et partent à sa recherche. Les dédales sont ainsi faits que tant que les enfants sont en mouvement, ils ne se trouveront pas. C’est qu’il faut être un instant immobiles pour se reconnaître. Pour aimer, il ne faut pas avoir, comme Bougainville à la fin du livre, une guerre à perdre et tant d’îles à voir.

Thomas Wharton a écrit un roman où s’il est «si facile de faire des contes» (Diderot), on ne succombe jamais pourtant au désir de faire paraître un Je qui risquerait aujourd’hui de signifier tout autre chose qu’il signifiait alors. La fiction n’a plus besoin qu’on lui mette un corset. Wharton l’a compris: il écrit pour céder sa place au lecteur. Une place si belle et si élevée qu’on ne peut qu’être résolu à la conquérir.

Et la reprendre.

Bibliographie :
Un jardin de papier, Thomas Wharton, traduction de Sophie Voillot, Alto, 424p., 26,95$

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