Haïti: Répliques. Naissance d’une littérature post-apocalyptique

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222 500 morts, 300 000 blessés et un million de sans-abris : voilà les conséquences du cataclysme sismique qui a frappé les terres haïtiennes le 12 janvier dernier. Suivirent une réplique le 20 janvier puis, en octobre, une épidémie de choléra… Dire qu’Haïti se porte mal serait un euphémisme.

Les pouvoirs de consolation de la littérature ne sont pas vains: un an a suffi à transformer le paysage littéraire haïtien. Croit-on vraiment que le séisme du 12 janvier 2010, la plus effroyable catastrophe naturelle qu’ait subi le pays, ait donné naissance, par une remarquable coïncidence éditoriale, à une littérature issue des failles, des fosses et des décombres, embrocation de mots sur la douleur? Rien n’est moins sûr. La question n’en demeure pas moins pertinente à constater de manière active la floraison de textes, de tous genres, ayant apparu dans le sillage du tremblement de terre. De la canopée en déréliction jaillissent de verts talents. Sombre paradoxe.

La littérature contemporaine haïtienne, celle qui s’écrit, celle qui se publie maintenant, rassemblée autour de la faille, offre d’excellents écrits qui tentent de répondre à une seule et même question: «Qu’est-ce que le mal?» Fameuse interrogation à laquelle les différents livres qui m’ont interpellé jusqu’ici tentent de répondre; sans échapper, hélas, au risque d’un appauvrissement thématique. Mais les y réduire serait une autre forme de consomption dans un paysage culturel où sévissent tant de signes de régression morale et spirituelle.

À chaque ère sa littérature. À chaque littérature sa critique. Les grands livres s’inscrivent dans leur époque tout en s’y opposant de manière radicale. Je m’attends donc d’un roman historique écrit au XXIe siècle qu’il ne fasse pas semblant d’avoir été rédigé au moment où se déroule l’action. L’écriture n’est pas un exercice de nostalgie envers les modèles réalistes du XIXe siècle quand bien même de nombreux lecteurs, professeurs et critiques considèrent cette forme comme intrinsèquement supérieure aux manoeuvres stériles des modernistes et postmodernistes. L’Histoire est enfouie parfois sous les gravats, mais certains écrivains ont le courage de dévoiler des histoires terribles qui agissent comme des secrets de famille et nous obligent à faire face au passé. Michel Soukar, historien et romancier haïtien, semble partir de ce postulat pour aborder une grande fresque métaphysique d’abord parue en 2009 et dont la réédition, en 2011, semble légitimée par le séisme: quel sens donner à la violence inaugurale?

Au début de la formation de la République d’Haïti, Cora Geffrard, la fille du président Fabre Geffrard (1806-1878) est assassinée à vingt-trois ans alors qu’elle est enceinte de son premier enfant. Ce double meurtre (homicide suivi de foeticide) qui plonge ses racines dans les mythologies de sacrifice des premiers-nés, déchaînera la passion de son père, fou de douleur muette et assoiffé de vengeance. Ainsi va s’ouvrir un «cratère», une sorte de noeud de tension maximale qui semble ne pas pouvoir résister aux colossaux champs de matière noire qui ont lieu à l’intérieur même du roman. En effet, la métaphore d’une filiation rompue dans la République de souffrances est assez convaincante: l’exploration de l’Histoire permet la reconquête d’un sens perdu au centre duquel se tapit le «monstre du romanesque», évoqué en la personne d’Élie Auguste, un vieillard, témoin des faits, le «dernier à savoir»: «S’était-il enfin résolu à se confier? …Depuis des années, je le tâtais, le tentais… La bête consent à se glisser hors de sa tanière. Je ne bouge pas, Auguste, je ne parle pas. Je t’attends. Tout ouïe.»

Qu’il s’agisse du style, marqué par une extrême recherche de la description et du détail ainsi qu’une remarquable complexité de l’intrigue, l’appel à l’oralité, à une histoire parlée, est ici flagrant. L’on remarque d’emblée que le narrateur, malgré ses dénégations – «Non. Non. Non.» –, réussit à faire sortir Élie Auguste de son mutisme et s’en remet dès lors à sa parole. Le dernier des justes cerne le portrait de Fabre Geffrard et de l’univers familial qui l’entoure. Là où se condense, avec une intensité poignante, l’absence du père idéalisé, Nicolas Geffrard, héros de l’Indépendance, mort quelques mois avant la naissance de son fils. La puissance du personnage, sa complexion physique, son goût du panache induisent l’image d’un soldat qui focalise sur lui tout le récit alors que son destin est sous-tendu par sa fragilité même: le jeu, les dettes, les femmes. Le pouvoir. Et surtout par le reflet trouble que lui renvoie son Autre, sa part narcissique si semblable à lui, impétueuse et gourmande de la vie, sa fille Cora, fille si unique, alors même qu’il en a trois autres, et dont la disparition lui vaudra un deuil impossible.

Or, la réalité historique que métaphorise ce roman est d’une singularité absolue. Loin des grands survols et des froides analyses historiques, il fait ressurgir l’horreur du passé, réduisant l’humain à des membres disjoints. De même que la survivance des images constitue une vie posthume du passé, la dimension mythologique du roman de Michel Soukar donne une possibilité nouvelle d’interpréter la confession d’Élie Auguste comme un testament. Destiné à irriguer la mémoire collective, le sang d’une jeune primipare sacrifiée au pouvoir et à l’amour du père, en vertu du chiasme entre le mensonge et la vérité, ne saurait être que le sang glacé du lecteur.

Dire qu’en typographie, on appelle «corps mêlés» un caractère d’imprimerie qui sert de support à une figure humaine, qu’enfin, en chimie, par opposition aux corps élémentaires, des corps qui par affinité agissent les uns sur les autres, c’est dire que la révélation de Corps mêlés est à la hauteur d’un puissant désir d’écriture, magnifié chez Marvin Victor. Ce dernier est un jeune plasticien et réalisateur, qui signe là, à 28 ans, le premier roman du séisme, dont le long incipit initiatique revêt, en une seule phrase sinueuse et haletante, une fonction anaphorique de répétition, en reprenant la thématique du récit de naissance, tombé de la bouche d’une sage-femme: «Par une nuit de décembre, un vendredi, comme d’autres entrent au Séjour des morts, me raconta un jour ma marraine, ma tante, elle, la sage-femme par excellence, je sortis des entrailles peureuses et gluantes de ma mère que les gens du pays de Baie-de-Henne donnaient pour une mule – cette bête hybride, issue de l’accouplement d’une jument et d’un âne et qui, selon eux, met bas soit des mouches, soit des abeilles – considérant qu’au bout des nombreuses liaisons qu’ils lui prêtaient, elle ne parvenait pas à tomber enceinte.»

«Il fut un temps, un heureux temps, écrit Willliam Marx, où l’on pouvait faire poésie de tout, parce que tout était poétique, potentiellement. Même le désastre.» Niché au cœur du pays de Baie-de-Henne, – le nom de ce lieu hante les pages du roman comme l’homonymie lancinante d’un climat de mornes secs et de haine recuite –, embusqué derrière «une haie de vétiver», le désastre, on le sentait, on le pressentait, courant dans «la savane» sous la légère brise du Nord-ouest. Le désastre donc, «celui d’une mère dans la perte de son unique enfant et de soi».

Tel un livre d’images oniriques, le roman nous propose une plongée introspective et libératoire dans laquelle nuit urbaine et vie intérieure se recoupent et interagissent pour mettre en lumière le destin d’une femme, née des oeuvres taboues d’un frère et d’une soeur, devenue mère et dépossédée d’elle-même. Lorsqu’elle perd sa fille, écrasée sous une dalle de béton lors du séisme, Ursula Fanon, pauvre hère, extravaguant au milieu de décombres cérémoniels, bascule dans la déraison – «Je suis en train de devenir folle!», s’exclame-t-elle. Elle part à la recherche de Simon Madère, un homme qu’elle a connu jadis, il y a trente ans, qui au temps de sa jeunesse, jouait «du feu que le volume et la parfaite symétrie de [ses] seins attisaient dans le regard des hommes».

Dans un élan vers son dépassement par la parole, loin d’adhérer à sa chute vers la condition infrahumaine qui l’entoure, elle lui raconte – dans l’écart créé par l’absence et au nom de la mémoire affective qui les unissait – ce que l’amour aurait pu faire d’eux. De lui, sorte de divinité des carrefours, elle aurait aimé obtenir la protection contre les esprits malfaisants de la répétition. À lui seul, qui tournait le dos alors qu’elle désirait tant lui parler, elle aurait aimé avouer: «Ici, je ne dirai pas le nom de mon père. Son nom restera à jamais caché au plus loin de la mer hennoise, dans le cœur des Sirènes, et emporté avec la voix de ma mère.»

Corps mêlés est un acte de deuil et d’amour. C’est aussi un acte de guerre et de haine envers les morts qui se mêlent aux vivants, qui les assaillent et avec qui ils partagent le même espace, et qui leur rappellent leur condition de mortels. De cette irréductible ambivalence, Marvin Victor tire une messe funèbre et grandiose qui fait du corps humain un absolu que le désir ou la mort révèle. Saluons la découverte d’un écrivain doué d’une écriture venant des facultés supérieures de la prose, qui tient tête à ce pays-cimetière, avec ses phrases habitées, longuement flexibles, somptueuses et faites pour étreindre l’horreur la plus indescriptible et la représenter à ceux qui ne l’ont point connue.

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Joël Des Rosiers porte plusieurs chapeaux, et cet homme de lettres et de passion le fait avec brio. Chirurgien, psychiatre, poète et essayiste, il est né en 1951 aux Cayes, à Haïti. À 10 ans, il déménage au Canada, avant de partir étudier à Strasbourg. Il s’impliquera alors dans différentes causes, comme celles des réfugiés clandestins et des sans-papiers d’Alsace. Ses idées, ses préoccupations, de même que sa passion pour la littérature et l’architecture se reflètent dans ses œuvres, pour la majorité primées. En effet, le verbe passionné qu’on lui connaît sied parfaitement aux idées qu’il défend. Grâce, notamment, à Vétiver et Théories Caraïbes : Poétique du déracinement, Des Rosiers participe à l’édification d’une littérature de qualité, au Québec comme dans toute la francophonie.

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