Goliarda Sapienza, femme à la plume si singulière, ne fut pas reconnue à sa juste valeur de son vivant. Comme pour beaucoup d’écrivains, sa gloire fut posthume. Son parcours éditorial est notable. Ses nombreuses tentatives de faire publier L’art de la joie, roman-monde qui lui a pris près d’une décennie à écrire, sont vaines. Ce n’est que deux ans après sa mort, survenue en 1996, qu’une édition à compte d’auteur paraît, grâce à son compagnon Angelo Pellegrino. Ce dernier avait été grandement touché par l’ouvrage sublime de sa femme. Une phrase dite, un jour qu’ils traitaient de préoccupations quotidiennes, le marquera : « Si tu abandonnes l’angoisse du lendemain, le lendemain revient ponctuellement avec des guirlandes de fleurs, de vin et des cerises. »

Il faudra attendre 2005, avec la publication du texte intégral par les éditions françaises Viviane Hamy pour que le succès s’ouvre alors à elle. La redécouverte de l’écrivaine en Italie met alors ainsi à jour plusieurs écrits inédits : les prestigieuses éditions Einaudi annoncent qu’elles s’engagent dans la parution de son œuvre complète.

Goliarda Sapienza naît en 1924 en Italie de parents activistes et socialistes. En ce temps rongé par la guerre, cela fait d’eux un point de mire : plusieurs fois, les locaux du journal Le cri du peuple, dirigé par sa mère, sont incendiés et Goliardo, leur fils, sera victime d’une noyade mystérieuse. Le régime fasciste de l’époque amène une régression du niveau de vie. Lorsqu’elle a 14 ans, ses parents la retirent de l’école après qu’ils jugent son éducation fasciste et brûlent son uniforme devant la maison. Cela la désole, car elle aime étudier. De 1940 à 1958, Sapienza figure au théâtre et au cinéma. Anonymement, elle écrit maints scénarios pour le réalisateur Maselli, son compagnon d’alors. Le théâtre perdra son sens après la mort de sa mère, vers 1953. Reprendre le souffle, les gestes, d’autres ne l’intéresse plus. Mais cette influence de la scène s’enracinera dans son écriture, où la force des images l’emporte sur l’aspect métrique et musical. Sa poésie est profondément visuelle.

Lettre ouverte, paru en février dernier, narre son enfance sous le coup de la colère. C’est une purge; écrit vers 1963, c’est un des premiers textes de l’auteure, qui ne fut publié que vers 1967, dans sa langue d’origine. Ses écrits sont tous autobiographiques à l’exception de l’œuvre-monde L’art de la joie, rédigée de 1967 à 1976. Il s’agit de l’histoire du personnage de Modesta, née le 1er janvier 1900, qui ne part de rien et n’a pas d’éducation, mais qui parvient à s’extraire de son milieu misérable grâce à son intelligence et à sa volonté tenace. C’est un roman initiatique abordant la sexualité, la découverte du corps, la joie — non pas le calme plat, voire ennuyeux, mais la jouissance par définition fugace donc difficilement atteignable. Sa vision du monde emprunte le chemin indiqué par Spinoza, selon qui la joie est la puissance d’exister. L’art de l’instant, la beauté du moment sont célébrés. Modesta se forge sa propre philosophie de vie. C’est un roman féministe : elle se défait des liens familiaux, religieux et autoritaires pour s’accomplir, agit pour son bien afin de construire autour d’elle un espace de liberté inviolable. Sapienza, comme son héroïne, tient au choix étymologique des mots. Elle recherche le terme qui exprime le plus justement l’idée ressentie. Nathalie Castagné, la traductrice officielle de son œuvre en français, a bien fait son travail : on sent que l’origine de chaque mot est fouillée.

En 1976, après neuf ans d’écriture, Sapienza sort de cette aventure épuisée. Commence alors le projet d’écrire au fil des jours ses pensées dans un carnet. Elle le poursuivra durant vingt ans, jusqu’à sa mort en 1996. La fascination qu’elle ressentait face à la figure forte et respectée de sa mère amplifiait l’emprise que celle-ci avait sur elle. Avant la mort de sa mère, Sapienza ne s’était jamais permis d’écrire pour elle-même, de s’épancher émotionnellement. Sa mère, dans les dernières années de sa vie, perdra la raison. Elle passera plusieurs années en asile psychiatrique. L’enfant devra alors devenir la mère.

Moi, Jean Gabin est le récit de son enfance. Il décèle l’étincelle dans les événements du quotidien : son obsession pour l’acteur, développée par les films qu’elle allait voir en boucle au cinéma du coin, et sa relation avec sa grande famille. En comparaison avec son œuvre Lettre ouverte, plus abyssale, ce texte, écrit beaucoup plus tard, vers 1979, incarne un travail d’introspection.

En 1983 paraît L’Université de Rebibbia aux éditions Rizzoli, soit trois ans après que Sapienza fut détenue à la prison de Rebibbia pour un vol de bijoux. Sapienza y couche sur papier ses impressions de ce microcosme d’une société libérée des codes de la contrainte : « Comme toutes celles qui sont là, elle est parvenue au langage profond et simple des émotions, de telle sorte que langues, dialectes, différences de classes et d’éducation ont été balayés. […] cela fait de Rebibbia une grande université cosmopolite où chacun, s’il le veut, peut apprendre le langage premier1. »

Le livre est un grand succès. Mais paradoxalement, il est reçu à cette époque, en Italie, comme une monstration de l’expérience d’une bourgeoise en prison. L’écriture de ce roman fut pour Sapienza une tentative d’explorer et d’élucider ce qu’elle a vécu : car même incarcérée, l’auteure est insoumise, elle veut déraciner le statut social.

Si vous désirez connaître l’univers de cette femme mais n’êtes pas prêt à vous lancer dans l’épopée de L’art de la joie, je conseille comme premier texte Les certitudes du doute, paru en 1987. Il est un condensé de la force authentique de Sapienza. Le récit suit, sur fond des années de plomb en Italie, les errances vibrantes que l’auteure mène avec Roberta, jeune militante radicale, à sa sortie de prison. L’écrivaine estime l’incohérence comme marche à suivre : « La cohérence! Mot suprêmement utopique qui, dans les années 40 ou 50, déjà, représentait l’un des nombreux mensonges idéologiques, l’une des certitudes dogmatiques […]. Dans mon cycle aussi il y aura des mensonges, personne d’entre nous ne peut en être exempt, mais au moins ils seront contredits à chaque pas, renversés, ou reconnus comme des erreurs2… »

Il est des lectures qui changent votre vision de la vie. Chaque fois que je replonge dans un livre de Sapienza, les paysages autour de moi se trouvent enluminés. Son langage, lumineux, rêveur, presque éminent est une quête de la jouissance des sens. Il reste d’inédit de Sapienza des nouvelles, son théâtre, ses correspondances (des lettres à ses amis, poètes, réalisateurs, dont Visconti et Fellini) et ses poèmes, qui sortiront au Tripode en mai prochain sous le titre Ancestrales. Écrit quelques années après la mort de sa mère, ce recueil visite la terre de la maternité, elle qui était infertile, sa relation avec sa mère et aussi la venue au monde, l’arrachement.

Les œuvres de Sapienza sont aujourd’hui étudiées dans les écoles italiennes : elle serait sans doute fière d’être entrée sur les terres du savoir. À la ville de Gaeta où elle est enterrée, sur sa stèle funéraire est gravée l’inscription « À la mémoire d’une voix libre ».


1. Goliarda Sapienza, L’Université de Rebibbia, Paris, Le Tripode, « Météores 19 », 2019, p. 127.
2. Goliarda Sapienza, note de l’éditeur se trouvant dans Les certitudes du doute, Paris, Le Tripode, « Météores 28 », 2020, p. 8.

Photo : © Fonds Goliarda Sapienza / Angelo Pellegrino

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