Et si on parlait de l’autre Céline

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Peu de rendez-vous littéraires furent aussi remarquables que ceux, longtemps retardés, avec Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit. Il y a le choc de l'écriture célinienne ; ces pauses, ces bouts de phrases suspendues, l'émotion palpable à chaque mot, chaque paragraphe : le sentiment que tout roman que nous lirons par la suite nous paraîtra fade et vieillot. Il y a le quotidien des personnages, Bardamu et Ferdinand, qui est aussi le nôtre : la quête de l'argent qui rend la vie infernale ; la quête de l'amour qui cause autant de ravages que les guerres. Mais il y a aussi ce malaise sous-jacent, celui de savoir que derrière le romancier du début des années 30 se profile le pamphlétaire antisémite de Bagatelles pour un massacre, de L'École des cadavres et des Beaux Draps.

Cette facette sombre de l’auteur a été récemment exhibée dans Discours de réception, une (science-)fiction du Québécois Yves Gosselin. Nous sommes en 1953, les Alliés sont vaincus, la Révolution nationale de Pétain demeure bien en selle en France et, à l’Académie française, un nouvel Immortel fait l’éloge, dans un style bien compassé, de son prédécesseur Louis-Ferdinand Céline, un homme qui aura bien mérité de la Patrie pour son travail d’hygiéniste, promouvant l’eugénisme et nettoyant la Nation du peuple juif. «Nous en ferons du savon», déclarait-il (p.98) !

Nous restons, au premier abord, estomaqués par cet exercice sentant la provocation qui, avec le recul, comporte de nombreuses faiblesses. Certes, son Céline amant des animaux, de la danse, des bateaux peut paraître crédible ; certes, on peut considérer comme abouti le destin de ce Céline pamphlétaire triomphant du romancier ; mais notre dose de scepticisme déborde en découvrant le docteur Destouches, misanthrope et hostile au monde campagnard, revenir à l’activisme médical, puis monter aux tribunes pour faire l’éloge de la réforme agraire de Pétain, alors qu’il a toujours considéré le régime de Vichy comme une lugubre farce. On atteint le grotesque avec cet enterrement de Céline dans un cimetière de chiens (p. 160)! On éprouve surtout un embarras en ne parvenant pas à considérer que cette louange de l’antisémitisme n’a des fins qu’uniquement caricaturales. Mais cela mérite-t-il à cet ouvrage d’être envoyé au pilori ?

La lecture de l’essai d’Émile Brami, Céline : «Je ne suis pas assez méchant pour me donner en exemple…» est beaucoup plus satisfaisante pour celui qui veut approfondir la personnalité de Céline. Ici, pas d’ambiguïté sur les finalités de l’ouvrage : l’auteur, propriétaire de la plus importante librairie célinienne, est plongé, par son origine juive, dans une «gêne permanente» (p. 12) par sa passion pour un homme dont l’œuvre est admirable mais dont les propos, ou la conduite, furent souvent abjects, un homme qui est allé jusqu’à reprocher (par bravade?) aux Allemands leur inertie vis-à-vis des Juifs durant l’Occupation (p. 243). Modestement, Brami n’ose appeler son écrit une biographie, préférant le joli terme de promenade. L’originalité réside dans la construction à rebours de son cheminement, débutant celui-ci par la mort de Louis Destouches en 1961, et le terminant par sa naissance à la fin de ce XIXe siècle qu’il verra mourir. Le « promeneur » dénude ainsi les personnalités forgées par Céline, nous faisant découvrir un être autre que le clochard calamiteux des années 50, que le Ferdinand de Mort à crédit, que le Bardamu du Voyage. Céline, grand fabulateur, n’a parlé de lui avec sincérité que dans une seule œuvre, Bagatelles pour un massacre, où il rend les Juifs responsables de tout, un constat qu’il ne reniera jamais, et, parce que ce qu’il goûtait le mieux était le désastre, ce prophète de malheur connaîtra la meilleure part de sa vie sous l’Occupation. Émile Brami consacre également un chapitre fort détaillé et émouvant aux nombreuses femmes de la vie de ce formidable amant qui avait peur d’aimer (p. 352).

Céline, un être fondamentalement amer? Nous surprenons un Céline intime un peu plus tendre, celui qu’a connu Lucette Destouches, née Almonzor en 1912, elle qui a partagé sa vie, de 1936 jusqu’à sa mort ; elle en parle d’ailleurs dans un ouvrage paru en 2001, et réédité en format poche en 2003 , Céline secret. En parcourant ce recueil de brefs entretiens avec Véronique Robert, où il est longuement question de danse, d’animaux, d’amitié et de haine, nous sommes émus par la force de l’amour de cette femme pour ce grand écrivain qui, malgré qu’il partageait son affection avec le chat Bébert, a su apprécier chez elle sa candeur et le fait qu’elle ne pesait par sur lui (p. 48). Lucette D., toujours vivante en ce début de 2004, elle qui aspirait simplement à rendre moins malheureux son compagnon disparu en 1961, «ne (pensait) pas que c’était si long de mourir»(p. 154).

[Lire Céline, l’humaniste excessif, de Robert Lévesque »»]

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