Erik Orsenna : défenseur du verbe et de l’orphelin

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Autrefois nimbé d'une douce tranquillité, les habitants du monde des lettres sont aujourd'hui menacés de toutes parts par une invasion de néologistes intempestifs et d'écrivains paresseux qui, à la musique des mots de Molière, préfèrent celle, plus discordante et rêche, des anglicismes et des substantifs sortis de e part. Heureusement, quelques irréductibles lettrés, comme Bernard Pivot (100 mots à sauver, Albin Michel) se lancent dans la lutte et affirment haut et fort la richesse de la langue française. Armé de La Grammaire est une chanson douce et des Chevaliers du subjonctif, deux fables atypiques charmantes, véritables odes au plaisir de lire, de dire et d'écrire, Erik Orsenna rejoint les rangs de cette Résistance, proche d'une confrérie des Templiers du verbe.

Orsenna. Le patronyme évoque l’ailleurs, les lieux impossibles et la force tranquille de l’imagination. Erik Arnoult, un éternel amoureux des mots, n’aurait pu trouver un pseudonyme plus approprié que celui-ci, inspiré par le nom de la principauté imaginée par Julien Gracq dans Le Rivage des Syrtes. Il apparaît logique que l’écrivain et académicien Erik Orsenna, ainsi affublé d’un patronyme né d’une fiction (et pas n’importe laquelle !), se soit lancé, il y a trois ans, dans une chouette croisade littéraire. À travers une fable pédagogique dont le titre annonçait déjà toute la truculence (La Grammaire est une chanson douce), l’auteur français a cherché à insuffler un peu plus de charme à l’austère codification de la langue française. L’expérience fut couronnée de succès : aujourd’hui, Orsenna lève l’encre ( !) de nouveau et, après nous avoir fait découvrir le mystérieux peuple des mots, nous emmène avec Les Chevaliers du subjonctif à la découverte de l’Archipel de la conjugaison. Quand La Croisière s’amuse rencontre Des chiffres et des lettres !

L’illustre membre de l’Académie française n’est pourtant pas le premier à avoir mêlé les attraits du voyage imaginaire à ceux, beaucoup plus discrets, de la langue française. Déjà, le bédéiste Fred a rêvé, dans ses aventures de Philémon, que l’on pourrait arpenter les lettres qui forment les mots « Océan Atlantique » sur la surface de la mer. Mais la filiation s’arrête ici ; Orsenna ne partage pas les même visées. À son humble manière, il désire simplement enchanter notre relation avec les mots et la grammaire. Une singulière thérapie de couple placée sous les auspices de la bonne humeur, quoi !

L’île lettrée

Les aventures de Jeanne et de Thomas, les deux naufragés qui ont découvert par accident une île habitée par des mots dans La Grammaire est une chanson douce, n’avaient finalement entrevu qu’un seul pan d’une géographie plus grande. Toujours sous le joug de Nécrole, un vilain despote qui cherche à décimer la tribu des mots, le petit coin de pays imaginé par Erik Orsenna est menacé par un nouveau danger, l’invasion du subjonctif. Alors que tous les habitants des îles de l’Infinitif se tiennent tranquilles et que ceux de l’Impératif continuent de donner des ordres de façon plutôt impolie, il semble que rien ne puisse s’opposer aux rêves des habitants de l’île du Subjonctif qui, du fait de leur nature, désirent toujours plus. Car le subjonctif est un mode révolutionnaire. Enrôlée par un cartographe chargé de dresser les limites des royaumes de chacun, Jeanne part à la découverte de cette peuplade fascinante et dévoile, du même coup, toutes les subtilités de la conjugaison. Fait à noter, la géographie de l’île du Subjonctif est variable, épousant du même coup l’heureuse philosophie de ses habitants. On se plaît donc à espérer que l’océan des possibles à la surface, duquel émerge les îlots fabuleux imaginés par Orsenna, recèle encore bien des mystères. Si la grammaire est une chanson douce, elle est aussi sans fin. Quiconque a déjà entrepris la lecture intégrale du Grévisse, par exemple, comprendra.

Une réplique nécessaire

Chaleureusement applaudi dans la Francophonie tant par les élèves que par les enseignants, La Grammaire est une chanson douce constituait un hommage vibrant aux mots, à leur extraordinaire potentiel d’enchantement, à leur musique et enfin, aux amoureux de la langue comme Henri Salvador, qui a inspiré le personnage de Monsieur Henri. En ce sens, Les Chevaliers du subjonctif constitue une réplique nécessaire à un danger, bien réel celui-là, de l’indifférence de nos pairs envers l’avenir de la langue française.

Qu’on ne se détrompe pas cependant : Orsenna n’ajoute pas son (élégante) voix au concert des protestations des puristes à têtes blanches qui veulent freiner la dégradation de langue de Molière. À la clameur des emportements, le romancier a préféré la force tranquille de l’écriture. Impossible de résister au charme de son conte, que n’auraient pas renié Prévert ou Proust. Destiné à la fois aux petits et aux grands, Les Chevaliers du subjonctif est une fugue lettrée tout aérienne et faussement naïve se déroulant dans un univers que tous croient, à tort, bien connaître.

Inspiré par les théories de Danièle Leeman, professeure de grammaire à l’Université de Paris X Nanterre, Erik Orsenna prouve d’admirable façon que les détours abscons qu’emprunte souvent cette discipline qui s’apparente aux mathématiques peuvent en fait s’avérer remplis de surprises. Certes, on aurait parfois envie de se simplifier la vie et de jeter aux ordures quelques règles absurdes, mais comme
l’académicien, il faut percevoir la grammaire comme un microcosme de notre société, avec ses élément subversifs et ses maux bien naturels. Au fond, rien n’est parfait !

Enfin, un détour sur le site officiel* de l’auteur de Madame Bâ et de L’Exposition coloniale (Goncourt 1988), d’ailleurs justement nommé « L’archipel d’Erik Orsenna », s’impose pour découvrir à quel point ce dernier prend à cœur sa démarche, portée par un amour profond et sincère pour l’écriture, « lieu de toute liberté », selon lui. Ainsi, les sections réservées à La Grammaire est une chanson douce et aux Chevaliers du subjonctif renferment des exercices fort amusants destinés aux petits et aux grands, qui redécouvrent les richesses de notre langue. Comme les ouvrages, le tout est réalisé sans prétention, avec comme seule guide l’envie d’offrir au plus grand nombre le goût d’embrasser la syntaxe et ses (charmants) travers. Alors, vous embarquez ?

Bibliographie :
Les Chevaliers du subjonctif, Stock
La Grammaire est une chanson douce, Le Livre de Poche

*www.erik-orsenna.com

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