Entre désillusion et volonté de croire

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Depuis la parution de Madame Bovary, il y a plus d’un siècle, la littérature fut happée par son lot d’héroïnes bovaryennes et de stylistes flaubertiens. Bien peu de romans peuvent se vanter d’avoir autant fait marque, d’avoir enfanté une descendance si riche et dense que l’œuvre de Flaubert. Il est désormais risqué de se lancer dans opération telle que de faire errer parmi/entre ses pages une héroïne aux traits trop semblables à ceux de l’Emma de Flaubert. Les critiques et les pièges à l’égard d’une telle entreprise sont tout simplement trop nombreux. Et pourtant, certains auteurs s’aventurent encore dans cette direction, pour le meilleur et pour le pire. C’est exactement ce qu’a fait Éric Reinhardt dans son septième roman, en publiant L’amour et les forêts chez Gallimard, récit aux accents des plus bovariens qui réussit où tant d’autres ont échoué.

D’abord, l’avertissement. L’auteur du Système Victoria et de Cendrillon avait la (fâcheuse) habitude d’user d’un Je très personnel, se mettant en scène, de façon plutôt lourde, s’adonnant à l’autofiction et jouant avec les frontières du vrai. Lorsqu’on ouvre son plus récent opus, c’est ce même Je qu’on retrouve, juste assez présent pour faire grincer les dents. Il faut dire que l’ouverture de ce bouquin a cela de particulier : on y découvre un Éric Reinhardt fasciné par la lecture d’une lettre envoyée par une lectrice admirative qu’il rencontrera à deux reprises. Vous comprenez là mon agacement, un livre s’ouvrant sur un auteur se mettant lui-même en scène avec une lectrice en pâmoison devant l’œuvre de l’auteur qui a écrit les mêmes lignes que vous êtes en train de lire. Et pourtant. Dès le deuxième chapitre, le Je cède sa place au Elle, à cette lectrice, Bénédicte Ombredanne. Elle décline rapidement sa vie en trois axes : enseignante de français, mère de deux enfants, épouse d’un harceleur psychologique. Avec une écriture somptueuse, Reinhardt tentera de cerner et de romancer la vie de cette prisonnière du quotidien, où le malheur conjugal n’est que prémices d’un drame bien plus grand, une désillusion totale.

Au fil de la lecture, des ponts ne cesseront de s’ériger entre ce roman et le classique du XIXe siècle de Flaubert. Bien que Charles Bovary soit un bien meilleur mari que ne le sera jamais celui de Bénédicte, les deux héroïnes se rejoignent plutôt dans la désillusion qui les consume que dans la quête de liberté qui les motive. Et, au-delà de ce rapprochement entre leurs protagonistes, c’est aussi la comparaison entre les auteurs qui est digne d’intérêt. Tout comme chez Flaubert, on sent dans l’œuvre de Reinhardt une volonté de croire en la littérature, en l’art; une volonté d’y trouver un pouvoir émancipateur, un salut, une nécessité. Bien que stylistiquement éloignés du réalisme à la Flaubert, le lyrisme et le travail de Reinhardt s’inscrivent dans la même ambition de faire de la littérature comme quelque chose de grand, comme un remède contre la désillusion ayant consommé son personnage, tout comme elle consomma Emma Bovary. Des mots qui sonnent, des phrases aux envolées porteuses, des héroïnes qui marquent… ces outils sont-ils suffisants pour lutter contre un certain désenchantement du monde? Je ne saurais dire. Et pourtant, il s’agit peut-être ici de notre dernier rempart.

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