Eduardo Galeano : Ennemi de l’oubli

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Il serait difficile, voire vain, de tenter d’insérer dans une seule case l’œuvre de l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano tant son écriture est protéiforme, décloisonnant les genres à qui mieux mieux pour ainsi laisser naître ce qu’il faut de liberté à une parole authentique alimentée par une multitude de voix qui se déploient à travers le temps et l’espace.

Empruntant autant au conte qu’à la chronique historique, aux légendes qu’aux fulgurances poétiques de quelques graffiti, tout dans son écriture aspire à faire entendre les voix qui composent le vaste chœur du tout aussi vaste spectre des luttes populaires d’Amérique latine, en particulier, mais aussi de partout. Depuis la publication de son premier ouvrage d’importance en 1971, Les veines ouvertes de l’Amérique latine, ce journaliste, romancier, essayiste né à Montevideo en 1940 n’a eu de cesse de pourfendre et de dénoncer les violences colonialistes et capitalistes à l’origine du pillage éhonté de ce coin du monde qui ont toujours été faites au détriment des classes populaires et des peuples autochtones. Chassé par la dictature militaire, qui tint sous sa botte son Uruguay natal de 1973 à 1985, cet exilé politique et poétique est tout aussi capable de chanter les beautés du monde, que de faire entendre les espoirs et les rêves d’un monde qui vit malgré tout ce qui conspire à rendre la vie insupportable. Car chez Galeano, les vaincus et les dépossédés font partie de l’histoire et ont aussi une histoire, une multitude d’histoires, à raconter et à vivre afin de transformer la terre en quelque chose d’habitable pour tous. Et heureusement pour nous, une partie non négligeable de cette œuvre est maintenant accessible grâce à la plus que louable initiative de la maison d’édition québécoise Lux de publier, depuis 2010, quelques titres de Galeano d’une pertinence vitale en ces temps troubles qui sont les nôtres.

Incandescence de l’histoire
La plus récente parution d’Eduardo Galeano chez Lux (printemps 2013) est en fait la réédition en un seul volume des trois volets qui composaient une trilogie parue il y a quelque trente ans et qui s’intitule toujours Mémoire du feu. Ce volumineux triptyque constitue une ambitieuse fresque historique qui se déploie sur plusieurs siècles, depuis les lointains récits fondateurs des peuples autochtones des Amériques jusqu’aux années 80. D’emblée, Galeano ne cache pas l’orientation de sa lecture de l’histoire en écrivant dans le texte de présentation de l’ouvrage : « Je n’ai pas voulu écrire un ouvrage objectif. Même si je le souhaitais, je ne pourrais le faire. Ce récit de l’histoire n’a rien de neutre. Incapable de rester à distance, je prends parti : je l’avoue et n’en éprouve aucun remords. Toutefois, chacun des fragments de cette vaste mosaïque repose sur une solide base documentaire et se déploie en toute liberté. Tout ce que je raconte ici, certes à ma façon, a vraiment eu lieu. Je voudrais que le lecteur sente que ce qui s’est passé continue de se produire au moment même où j’écris ces lignes. »

La première partie, intitulée Les naissances, raconte des mythes fondateurs visionnaires et empreints de sagesse, glanés dans la mémoire des différentes populations qui habitaient alors tout le territoire de l’Amérique précolombienne. Un renversement de perspective en quelque sorte, au regard de l’histoire officielle, et qui donne la mesure, on ne peut plus crûment, du choc de civilisations produit par l’arrivée des soi-disant découvreurs du Nouveau-Monde. Tous les Colomb et autres Cortès déboulent alors sur le continent avec leur quincaillerie cléricale et guerrière, ouvrant à grands coups de sabre la voie à des siècles de violence coloniale, de servitude et d’exploitation insensée au nom de la sacro-sainte civilisation chrétienne. L’histoire se poursuit donc avec fureur, de page en page, tout au long des deux dernières parties, Les visages et les masques ainsi que Le siècle du vent. Un feu roulant qui raconte non seulement l’Amérique latine, ses guerres, ses révolutions, ses dictatures, mais aussi notre monde contemporain et ses fondements, tant le passé s’incarne, à travers l’écriture de Galeano, totalement indissociable du présent.

Les travaux et les jours, les rêves et les nuits
Lors d’un entretien accordé au Magazine littéraire, il y a plus de trente ans, Eduardo Galeano, à qui l’on avait demandé de définir la littérature, répondit ainsi : « Un livre est une gâchette : il ne se réalise que s’il déclenche chez le lecteur un mécanisme d’imagination, d’intelligence, de mémoire vivante, bref, les forces créatrices que chacun porte en soi. » Si cette dernière idée est bien manifeste au sein de Mémoire du feu, elle est carrément détonante dans tout le contenu des trois autres titres parus précédemment chez Lux. En effet, Le livre des étreintes, Paroles vagabondes ainsi que Les voix du temps déclenchent chez le lecteur un mouvement fascinant, le faisant voyager à travers le temps et l’espace, au moyen de textes courts et libres de toute chronologie. Une salve d’inspiration traverse littéralement ces trois volumes et charrie tout un cortège d’anecdotes, parfois personnelles (les années d’exil largement évoquées dans Le livre des étreintes), parfois sous forme de contes (comme en regorgent les Paroles vagabondes), mais aussi sous forme d’historiettes sur le monde, avec que ses insoutenables laideurs et ses enivrantes beautés.

L’ensemble constitue une sorte de trilogie, par la forme et les couleurs respectives des titres : orange, jaune et bleu. Les illustrations accompagnant les livres font, à leur manière propre, écho au contenu qu’elles évoquent. Gravures et collages, signés de la main de Galeano, donnent une touche surréaliste aux Étreintes; les talents du graveur sur bois José Francisco Borges, originaire du Nordeste brésilien, ajoutent une fraîcheur d’expression propre à l’éloquence des arts populaires aux contes et aux fenêtres sur le monde que nous proposent les Paroles vagabondes de l’écrivain. Et, finalement, Les voix du temps trouvent un vibrant écho dans les illustrations, à la fois primitives et sans âge collectées chez les Indiens de la région de Cajamarca, au Pérou, par Alfredo Mires Ortiz.

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