Du Kama Sutra à Salman Rusdhie: Une certaine idee de l’Inde

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Est-ce l’été qui s’est installé (certes, pas encore à son zénith) ou le Saint-Laurent qui retrouve des couleurs (bien qu’il soit difficile de le confondre avec le Gange: on ne brûle pas les morts sur ses berges et, à ma connaissance, on ne s’y baigne pas pour y faire ses ablutions…), mais on se verrait bien en Inde, en Inde du Sud pour être exact, errer parmi les étals du marché de Trivandrum, chef-lieu du Kerala. On pourrait y déguster quelques mangues juteuses ou encore du poisson frit dans des feuilles de bananier, puis on pourrait aller fracasser des noix de coco par sacs entiers dans les cuves aux offrandes de Ganapati (Ganesh), le dieu à tête d’éléphant.

Entre souvenirs et fantasmes se glisse un espoir, aussi mince qu’une feuille de papier, que l’on nomme communément rêve éveillé, mais qui fait vivre, paraît-il. C’est que l’Inde laisse des traces, que ce soit par la diversité de ses dieux ou la qualité de ses utopies. Ces dernières sont galvaudées et récupérées, pour la plupart, mais on trouve parfois quelques îlots de résistance, comme Auroville, ville au large de Pondichéry, où le rêve d’une démocratie directe n’a pas encore tout a fait disparu. Certes, au regard de l’actualité, il peut être dangereux d’aller pratiquer son hindi dans les restaurants de Mumbai, mais on ne peut nier que l’Inde est aussi violente que fascinante et que sa littérature en est un parfait reflet. Enfin, pour rester dans le symbole, notons qu’au chapitre de la violence, les Érynies grecques et les Furies romaines sont tout aussi sanglantes, tout aussi connues pour leur propensions destructives que Khali, la Noire…

Il est donc question de fascination. Que cela se traduise par la vague d’orienta­lisme qui a déferlé sur l’Occident du XIXe au début du XXe siècle en passant par les écrivains de la génération Beat, qui firent de l’Inde le lieu de tous les possibles, on en oublierait presque que ses habitants sont aussi les inventeurs du zéro et du sinus, de la position de la Grande Ouverture ou de L’enfoncement du clou1… Mais qu’en est-il de leur littérature?

Millénaire et foisonnante
La littérature indienne est l’une des plus anciennes au monde. Et quand on parle de littérature ancienne, on serait bien ignorant d’en rester seulement au Kama Sutra! En effet, le Mahabharata, qui daterait du IVe siècle avant notre ère, narre la guerre impitoyable que se livrent la famille des Pandavas (soutenue par Krishna) et leurs cousins, les Kauravas. Tout cela finit dans un bain de sang et bon nombre de bandes dessinées ainsi que de superhéros paraissent bien fades après que le lecteur ait traversé cette épopée!

Le palais des illusions, de l’écrivaine Chitra Banerjee Divakaruni, s’inspire de ce texte fondateur. Le roman nous plonge dans l’histoire de la déesse Draupadi, mariée aux cinq frères Pandavas. Citons également la réédition, chez Albin Michel2, de la très bonne adaptation théâtrale du Maha­bharata par le conteur Jean-Claude Carrière. Mis en scène par Peter Brook à l’occasion du festival d’Avignon de 1985, le texte a ensuite été utilisé dans un film éponyme, sorti en 1991.

Comme le thali, un repas indien servi sur un plateau sur lequel est disposé un certain nombre d’aliments et de sauces, la littérature indienne est multiple et influencée par de nombreux courants. Mais que cette littérature soit écrite en anglais, en hindi, en tamoul ou en bengali, on note une véritable réflexion sur les inégalités, la pauvreté et les discriminations. On pense à Arundhati Roy (qui a d’ailleurs quitté la scène littéraire pour l’activisme politique), qui se fait la défenseuse des opprimés dans Le dieu des petits riens, ou à Rohinton Mistry, auteur de L’équilibre du monde, qui met au jour les conséquences de la grande Histoire sur les petites gens, un peu dans la lignée du pragativada, un mouvement littéraire né en Inde dans les années 30 et dont le but était de dénoncer les injustices sociales.

Sir Salman
On ne peut évoquer les lettres indiennes sans parler de Sir Salman Rushdie (eh oui, il a été anobli par la reine d’Angleterre en 2007, mais ça ne l’empêche pas de continuer à écrire de bons livres), adepte du réalisme magique, auteur, notamment, du fabuleux Les enfants de minuit et des controversés Versets sataniques (qui causa bien des remous et des morts, notamment parmi ses traducteurs). Salman Rushdie a fait paraître chez Plon L’enchanteresse de Florence, l’épopée truculente et baroque d’un jeune Florentin à la cour du Grand Moghol dans laquelle on croise, entre autres, Machiavel et Dracula, un éléphant aveugle, des femmes et des palais dignes des mille et une nuits. Je vous laisse apprécier l’humour de l’écrivain apostat: «Il [le jeune Florentin] multiplia des poissons et des pains en quelques tours de passe-passe de son élégante main, c’était là naturellement un blasphème mais les matelots affamés le lui pardonnèrent bien volontiers. Ils se signèrent à la hâte pour se prémunir contre une éventuelle colère de Jésus-Christ, qui aurait pu prendre ombrage de voir sa place usurpée par ce thaumaturge tardif, et ils engloutirent cette manne d’une prodigalité inattendue à défaut d’être théologiquement correcte.»

Et, un peu plus loin dans L’enchanteresse de Florence: «Ses désirs satisfaits, il s’endormit dans un lupanar malodo­rant, ronflant vigoureusement aux côtés d’une putain insomniaque.» Un vrai bonheur! Enfin pour conclure et pour rêver, rien de tel que les classiques et les délices de la cruauté de La centurie d’Amaru, sorte de Cantique des cantiques indien, daté généralement du VIIe siècle de notre ère: «Elle n’a pas barré le seuil de ses appartements, / Elle ne s’est pas détournée, / Elle n’a pas tenu les durs propos de la colère; / Simplement, de ses yeux aux cils si droits, / Elle a regardé son amant comme un étranger.»

1 L’auteure fait référence à deux des nombreuses positions amoureuses décrites dans le Kama Sutra.
2 Jean-Claude Carrière a aussi publié une version romancée du Mahabharata (Belfond, 2001; Pocket, 2002).

Bibliographie :
Le palais des illusions, Chitra Banerjee Divakaruni, Philippe Picquier, 458 p. | 39,95$ Le MAhabharata, Jean-Claude Carrière, Albin Michel, 464 p. | 34,95$ Le dieu des petits riens, Arundhati Roy, Folio, 446 p. | 15,95$ L’équilibre du monde, Rohinton Mistry, Le Livre de Poche, 894 p. | 16,95$ Les enfants de minuit, Salman Rushdie, Le Livre de Poche, 672 p. | 16,95$ Les versets sataniques, Salman Rushdie, Pocket, 704 p. | 15,95$ L’enchanteresse de Florence, Salman Rushdie, Plon, 420 p. | 39,95$ La centurie: Poèmes amoureux de l’Inde ancienne, Amaru, Folio, 110 p. | 3,95$

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