Miguel de Cervantès, né en 1547 et mort en 1616, n’a pas seulement écrit le Don Quichotte que nous connaissons. Une multitude de genres lui ont sied : poésie, théâtre, nouvelle, roman.

En 1569, Cervantès accompagne un cardinal qui part pour Rome et profite de son périple pour parfaire son éducation littéraire italienne. Pour subsister, et à cause du contexte historique de l’Inquisition espagnole, crise religieuse opposant les chrétiens aux Maures, le jeune homme choisit les armes. Durant le combat de Lépante en 1571, il est estropié de la main. À son retour en 1575, il est capturé avec son frère. Comme il a des lettres de reconnaissance de la gouvernance, il est considéré comme une prise de haute importance et la rançon demandée est hors de prix. En 1577, sa famille vend toutes ses possessions pour acheter sa liberté et celle de son frère, mais ce ne fut assez que pour ce dernier. Quatre fois, il échafaude des projets d’évasion, mais tous échouent. Toujours, il prend le blâme et n’est jamais exécuté, même si plusieurs compagnons le sont. Ce n’est qu’en 1580 qu’il est libéré avec l’aide des pères de la Rédemption, chargés de négocier sa délivrance et accompagnés du maigre reste de monnaie de sa famille. De retour en Espagne, la gouvernance de l’époque étant décédée, il n’a plus de protection financière. J’ai lu l’œuvre avant la biographie de son auteur. Ce n’est qu’après que j’ai saisi la valeur des longs discours élaborés dans ses œuvres sur le fait d’écrire et la gloire de prendre acte.

Cervantès est le premier à composer des nouvelles en langue castillane; jusque-là, les Espagnols ne faisaient que traduire les contes de Décaméron et des imitateurs de Boccace. Les douze récits des Nouvelles exemplaires nous font découvrir la société et les mœurs de l’époque baroque au travers de l’histoire des personnages. En 1585, il écrit Le siège de Numance et L’accord d’Alger, pièces de théâtre sur la guerre et la morale humaine qui furent réadaptées moult fois. Il doit finalement chercher un emploi ailleurs que dans les lettres, car l’argent manque et son succès devient moindre dû à la préséance de Lope de Vega.

Plusieurs fois, ses dettes causent son emprisonnement. À 57 ans, dans un contexte de misère, mûrit dans l’esprit de l’écrivain une histoire dont l’œuvre nous restera : un regard lucide sur ce monde cruel, une création lumineuse parmi les ombres d’ici-bas. En 1605 est publié L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche. Comme le récit ne connaît pas un succès immédiat, l’homme use d’astuce. Anonymement, il fait paraître El Buscapié, qui critique de manière acerbe son propre livre. Cette polémique littéraire qu’il simule par lui-même permet de prouver ses valeurs. Cette même année, il est réimprimé six fois, ce qui pour l’époque est prodigieux.

Pour décrire succinctement Don Quichotte : un homme grand et chétif, dont la littérature des chevaliers a empli l’esprit, veut reproduire leurs exploits. Il part à l’aventure pour tenter de sauver les gentes dames et redonner une justice à ce monde qui en est dépourvu. Sancho, voisin court et replet, l’accompagne : il se fait miroiter la promesse de gouverner une île. La langue poétique de Cervantès rend les tribulations de ce duo aux physiques discordants avec une sagacité sans pareille. Quichotte, qui est rempli de bonne volonté, ne fait que semer la zizanie autour de lui ; ce décalage amène des fous rires garantis. Ce comique baroque, genre qui critique les maux de la société tout en nous rendant la figure hilare, constitue l’œuvre au départ.

Quelqu’un publie en 1614 une fausse suite, dans laquelle il se moque du handicap de Cervantès et l’appelle « Manchot ». Celui-ci se dépêche de finir l’écriture du tome 2 et fait mourir abruptement son personnage principal, pour qu’il n’y ait pas de reprise, tout en ridiculisant au passage l’imitateur. Le sujet du livre, publié en 1615, porte davantage sur le réel et l’idéal dans une mise en abyme. Dans cette histoire, Quichotte est reconnu pour ses frasques passées et sa gloire est écrite. Ses amis imaginent une multitude de plans pour le ramener à la maison, ce qu’il finira par faire. Tous jouent dans ce monde qui a été créé comme une œuvre dans une œuvre.

Chaque période qui reçoit l’œuvre de Cervantès en a une lecture respective, inhérente à ses maux. Celle de son temps fut la clarté à travers les guerres de religion; celle des romantiques au XIXe siècle fut l’incompatibilité de l’être humain avec le monde, comment la société empêche les rêves les plus fous; celle d’aujourd’hui, où la perte du sens du sacré n’a pas conjuré notre angoisse de la mort, envisage l’œuvre comme un exutoire à nos maux, une ode à la vie. Je conseille vivement à tous la lecture de ce chef-d’œuvre : rire, réfléchir et surtout aspirer à l’impossible ne peut qu’alléger la lourdeur des temps incertains dans lesquels nous sommes.

Cervantès : © Juan Martínez de Jáuregui y Aguilar

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