N’eût été un certain Charles Bukowski, dont l’acharnement à revaloriser son oeuvre finit par mener à des rééditions au début des années 80, nous n’aurions probablement jamais entendu parler ni pu lire en français cet auteur hors norme.

Vers la fin des années 30, alors que Fitzgerald, Hemingway et d’autres poids lourds tiennent le haut du pavé de la scène littéraire américaine, un petit roman fait son apparition et signe la naissance officielle d’un nouvel écrivain à l’esprit revanchard dont l’alter ego romanesque effronté, sûr de lui, arrogant et grossier laissait pourtant transparaître une sensibilité aux manifestations surprenantes qui émurent ou choquèrent avec la même intensité un lectorat regrettablement trop clairsemé. Premier d’un cycle qui finira par compter quatre livres, roman de la fin de l’enfance et des premiers émois d’Arturo Bandini, fils d’un maçon italien immigré dans le Colorado et d’une mère aussi pieuse que sainte, Bandini avait tout d’une révélation, mais la bonne nouvelle ne se répandit pas tout de suite.

Ce qui aurait dû marquer le début éblouissant d’une carrière littéraire incessamment vouée à connaître son plein essor s’avéra plutôt un coup d’épée dans l’eau dont les éclaboussures entacheraient durablement la confiance de Fante. Un an plus tard, la parution de Demande à la poussière, qui fait à peine davantage de bruit, achève de consumer son enthousiasme. Hormis un recueil de nouvelles, Dago Red, qui sort l’année d’après, il faudra attendre douze ans avant de voir un nouveau roman de John Fante prendre le chemin des librairies. Pleins de vie, qui paraît en 1952 et dont l’adaptation au cinéma lui vaut une nomination pour le prix du meilleur scénario de la Writers Guild of America, signe pour lui la fin des vaches maigres et donne à sa vie une tournure plutôt inattendue.

Entre-temps, après avoir épousé une riche éditrice et beaucoup joué au golf, celui que plusieurs saluent aujourd’hui comme un précurseur des Kerouac, Ginsberg et autres Burroughs abandonne pratiquement ses velléités d’écrivain et se fait scénariste pour Hollywood. Loin du monde littéraire et de ses désillusions, Fante passe ainsi plus de vingt ans au service d’une industrie qu’il méprise, mais dont il souhaite néanmoins jouir des largesses.

La reconnaissance tardive qu’il reçoit après sa redécouverte le mène à l’écriture d’un nouveau roman, Rêves de Bunker Hill, qui vient clore la saga américaine de son avatar littéraire. Diabétique, aveugle et cul-de-jatte, il en dicte les épreuves à sa femme. John Fante s’éteint peu après avoir terminé ce dernier livre, en 1983, à l’âge de 74 ans.

Arturo Bandini
Les quatre romans du cycle Bandini, largement auto­biographiques, sont la pierre d’assise de cette cathédrale inachevée qu’est la carrière littéraire de John Fante. Ce personnage, double fantasmé dont l’ambivalence comportementale et l’ambiguïté morale s’apparentent davantage aux traits de caractère d’un apprenti caïd qu’à ceux d’un futur grand homme de lettres, apparaît constamment dévoyé, fourvoyé, louvoyant dangereusement entre mesquinerie et noblesse, ambition et désinvolture, euphorie et amertume, lâchetés et bravades. À l’exception du meurtre, c’est la panoplie complète du petit truand que traîne avec lui le jeune puis le moins jeune Bandini : duplicité, sadisme, insouciance, largesses, sournoiseries et mensonges. Toutefois, ce qui force l’admiration réside ailleurs, dans cette suprême authenticité du héros se sachant vil par faiblesse, mais désireux de s’élever à des hauteurs auxquelles il sait confusément appartenir.

Fils ingrat, conquérant piteux, séducteur poltron, macho romantique, écrivain pâmé devant son éditeur, Arturo roule des mécaniques tout en sachant fort bien à quoi s’en tenir quant à sa propre valeur, voire à celle de toute cette mascarade à laquelle il participe tantôt de bon cœur, tantôt avec la mauvaise foi la plus bilieuse qui se puisse. Loin d’être dupe, Bandini est un crâneur dégarni, un poseur deuxième degré, un roi nu faisant mine de se croire habillé : ses rodomontades criardes le blessent davantage qu’elles ne l’exultent et chacune des humiliations qu’il subit l’imprègne et le gorge de ces cruautés ordinaires dont il espère un jour savoir tirer la substantifique mœlle. Cette naïveté dans le coup dur, cette impétueuse candeur dans l’émotion, cette admirable pureté dans l’expiation, cette tendresse frustrée ravalée comme un tison, Arturo les déploie comme autant de paires d’ailes révélant aussi bien son envergure que son drame.

John Fante fait partie de ces écrivains dont l’œuvre succincte brille au firmament des projets avortés. Rapidement mise en veilleuse par son travail pour Hollywood, sa production littéraire brève mais fulgurante continue encore aujourd’hui de se faire découvrir par un public le plus souvent d’abord lecteur de Bukowski. Le petit supplément d’âme que ses livres recèlent nous fournit une bonne raison de continuer à croire aux vertus salvatrices de la littérature.

 

Photo : © DR

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