Désarmant soldat et vertueux libertin, Choderlos de Laclos a marqué la littérature par son œuvre épistolaire mettant en scène l’aristocratie avant la Révolution française. Derrière le vice de la plume se cacherait-il le masque de la vertu?

Une correspondance mythique, libertine et enivrante entre des protagonistes sans merci et des êtres naïfs tombés entre leurs griffes. Un roman révolutionnaire, qui a joué avec les frontières de la censure, qui dissimule un auteur à des années-lumière des personnages qu’il dépeint. Derrière les grenouillages du Vicomte de Valmont et de la Marquise de Merteuil, un homme, Choderlos de Laclos, un officier de carrière aux écrits divers et variés, mais associé à jamais à une œuvre millénaire : Les liaisons dangereuses.

Pierre Ambroise Choderlos de Laclos, dont les deux premiers prénoms ont été relégués au profit du troisième, est issu d’une famille anoblie tardivement, en 1750. Il naît en 1741 dans le nord de la France, à Amiens, et s’engage dans l’artillerie, sans grande possibilité de carrière étant donné son extraction relativement basse. Qu’importe, ses rêves de grandeur sont plus forts que la réalité sociale. Mais deux ans après son entrée dans l’armée, le traité de Paris de 1763 met fin à la guerre de Sept Ans qui réunit les grandes puissances européennes. Le voilà condamné à mener une vie de garnison, morne, taciturne et redondante. Pour s’occuper, rien de tel que le plaisir littéraire : il s’adonne alors volontiers à la lecture et à l’écriture.

Sa première contribution aux Belles-Lettres se traduit par un opéra comique intitulé Ernestine, où la musique est confiée au chevalier Saint-George, familier de la reine Marie-Antoinette et violoniste virtuose. En présence de l’ultime reine de France et de Navarre, la représentation est un véritable fiasco, la faiblesse des paroles justifiant la piteuse attraction. Qu’à cela ne tienne, Laclos est un guerrier et, inspiré par La nouvelle Héloïse de Rousseau, son œuvre favorite, il va entreprendre l’écriture de son propre roman épistolaire. Ses quelques promotions occasionnant de nombreux voyages dans le cadre de l’armée, il demande un congé afin de se consacrer entièrement à la rédaction, enfin réaliste quant à ses perspectives ambitieuses et les possibilités offertes par la littérature.

En 1782, date de parution de l’œuvre, le public lui donne raison : les 2 000 exemplaires édités sont vendus en l’espace d’un mois, ce qui est incroyable pour l’époque. Considérée comme une attaque envers la noblesse, l’œuvre de Laclos est pourtant aux antipodes de sa personnalité. Si son protagoniste masculin est un séducteur calculateur, libertin, qui prend un malin plaisir à dévergonder de jeunes âmes insouciantes et à s’adonner aux plaisirs des corps, le militaire est décrit comme maigre, fidèle à son épouse, mais ayant les attributs sociaux du génie en marge de la plèbe. Sa contribution à la numérotation des rues de Paris et à la mise au point d’un boulet de canon creux, chargé d’explosifs se déclenchant à l’impact, témoigne de ses connaissances plurielles dans différents domaines, aussi bien civils que militaires.

Pourtant, Merteuil et Valmont sont capables des pires vicissitudes et se targuent d’abuser des bonnes mœurs de leurs victimes. Le public, noble évidemment, aura tôt fait d’associer ces personnages fictifs à des figures notoires du Paris mondain, qui gouvernent le pays dans les boudoirs feutrés et les résidences de campagne dissimulées au monde. Si l’on ne peut que présumer des inspirations biographiques qui ont conduit Laclos à imaginer de tels correspondants dans Les liaisons dangereuses, les différents degrés de lecture lui attribuant autant d’intentions occupent promptement les lecteurs aspirés dans le flot des lettres : politiques, morales, féministes, même, lorsque par exemple la Marquise de Merteuil écrit être « née pour venger mon sexe et maîtriser le vôtre » dans la lettre LXXXI. Une intention que l’on retrouve notamment dans un de ses essais intitulé De l’éducation des femmes qui, s’il reste inachevé, incite à sortir les femmes d’une éducation qui n’a pour but « qu’à les accoutumer à la servitude, et à les y maintenir ».

Au final, en exposant une certaine aristocratie libertine, à la fois de corps et d’esprit, en opposant les sombres desseins et les fragiles victimes pleines d’innocence, en faisant triompher tour à tour grands et petits, dans une ritournelle harmonieuse permise par une langue hier prodigieuse, aujourd’hui estompée par l’usage — c’est là bien toute fortune d’un langage pratiqué, et seuls les rétrogrades sauront s’en plaindre —, Laclos a posé une pierre colossale à la fondation d’un genre épistolaire loin d’être quelconque.

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