Anaïs Nin : Berceuse d’illusions

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Anaïs. Sous ce nom d’hétaïre choisi par un père esthète à qui la paternité ne seyait pas du tout se cache une femme mosaïque, une écrivaine remarquable, qui aura mené plusieurs vies en parallèle. Cette épouse pourtant dévouée aura écrit, en soixante ans, plus de 45 000 pages relatant ses aventures, ses expériences et ses réflexions. Son journal, c’est sa vie tout entière couchée sur papier, une vie qui, bien souvent, s’avère mille fois plus trépidante qu’un roman… 

Ravissante, intelligente, drôle et ouverte d’esprit, Anaïs Nin ensorcelle tous ceux qui la croisent ou qui la lisent. Mais à quoi tient donc ce magnétisme qui l’entoure? Est-ce cet esprit aiguisé, cette grâce de danseuse ou encore ce visage rappelant le théâtre nô qui envoûte tant? Née en France en 1903 d’un père cubain d’origine espagnole et d’une mère danoise, cette femme est une mosaïque que même ses journaux intimes n’arrivent pas à dévoiler entièrement. Une mosaïque, en effet, puisque d’origines, de langues (elle écrira d’abord en français, puis en anglais), d’hommes (ils seront plusieurs à traverser sa vie, amants et maris confondus) et de terres (elle vivra en France, en Espagne et aux États-Unis) multiples, elle arrive contre toutes attentes à mener une vie d’apparence rangée, comme si son esprit était une commode à mille tiroirs qu’elle n’ouvre qu’un à la fois, au moment opportun.

Épopée de papier
La jeune Anaïs a 11 ans lorsqu’elle entame son tout premier journal. Elle est sur le bateau qui l’emmène de l’Espagne à New York. Son père a abandonné sa famille et c’est dans un ultime espoir de rapprochement qu’elle écrit son journal, comme une lettre lui étant adressée pour l’attendrir, pour recréer des ponts entre eux. Il s’agira du commencement d’une œuvre intime qui s’étalera de 1914 à 1977, soit tout au long de sa vie, et qui ne sera publiée, et en partie seulement, qu’à partir de 1966.

La plume d’Anaïs fut éditée pour la première fois en 1932 dans un essai qu’elle consacra à l’auteur de L’amant de Lady Chatterley, essai écrit en trois semaines, dicté par une émotion puissante, et publié sous le titre D.H. Lawrence : une étude non professionnelle. S’ensuivront poèmes (La maison de l’inceste), roman (Les chambres du cœur), nouvelles (Une espionne dans la maison de l’amour, Un hiver d’artifice) et lettres (Correspondance passionnée). Mais pour plusieurs, le nom de cette auteure est associé à Vénus erotica, l’un des premiers recueils de nouvelles érotiques écrits par une femme, un ouvrage qui a choqué, troublé, fait rougir. Mais il faut savoir que ces nouvelles – hautement audacieuses pour la bourgeoise Anaïs – étaient des commandes, payées 1$ la page par un particulier lors d’une période exceptionnellement difficile et qu’elles furent publiées bien après leur écriture.

Écrivaine marginale autant qu’avant-gardiste, Anaïs Nin ira jusqu’à installer une petite presse dans son grenier pour y publier elle-même ses livres ainsi que ceux de ses amis artistes. C’est également elle qui financera Tropique du Cancer, de Henry Miller, son amant passionné. Mais Anaïs Nin mérite qu’on se souvienne d’elle pour ce qu’elle dévoile dans son journal : une plume sensible, acérée, qui sonde avec adresse le for intérieur des êtres.

Femme de passion, son but ultime est de s’épanouir à chaque instant. Et pour ce faire, elle n’aura d’autre choix que de laisser libre cours à ses pulsions qui la mèneront au plus profond d’elle-même, là où selon elle se trouve la source de toute création. Elle a besoin de se sentir vivante, de se sentir « pleine », comme elle l’écrivit si souvent. Ainsi, tel un allié qui la ramène dans le droit chemin, qui lui permet de reposer un moment son esprit tourmenté sur son épaule ou d’élaborer réflexions, notes ou portraits, son journal est une œuvre majestueuse dont la force réside dans l’écriture fine, adroite, sensuelle aussi bien que dans le contenu : la libération des désirs de la femme écrite noir sur blanc.

Si ses cahiers secrets sont empreints de volupté et d’aventures torrides intellectualisées, ses cahiers « expurgés » des actes qu’elle a commis hors mariage sont quant à eux une mine riche de réflexions sur la création littéraire (pas étonnant qu’elle fut la maîtresse d’Otto Rank, qui s’intéressa particulièrement à la création et à la psychanalyse). Ils contiennent également des portraits extrêmement réalistes des êtres qu’elle croise, si justes qu’ils sont écrits comme d’autres auraient tout simplement capturé en photo les personnes en question. Tel un plongeon au creux de l’âme dont on ramènerait à la surface des textes d’une précision saisissante, chacun de ses journaux palpite d’une vitalité intense, comme mille cœurs qui battent à l’unisson.

Jeu des vérités
Parce qu’elle souhaite comprendre ses désirs, mais aussi les autres, Anaïs, sans aucune malice ou mauvaise intention, se livre au jeu de la séduction, transgresse les limites et s’engage dans des aventures avec plusieurs personnes, hommes et femmes, dont son père et son cousin, ses psychanalystes et plusieurs artistes aujourd’hui internationalement reconnus. Son astuce pour préserver sa vie rangée avec Hugo, son mari qui lit à l’occasion ses écrits, consistait à tenir deux sortes de journaux : ceux de sa vie ordonnée dans certains cahiers, et ceux de sa vie « débridée », libérée, dans d’autres. Pour le lecteur, les deux se complètent dans un jeu de miroirs impressionnant, montrant à quel point cette fine stratège était maître non pas de sa vie, mais de ses vies. Hugo n’en sut jamais rien : elle prit soin de conserver dans les coffres-forts blindés d’une banque américaine les précieux volumes de son journal et ne les publia qu’à la suite de la mort de son mari et après y avoir changé le nom de certaines autres personnes dont elle fut la maîtresse. Déesse de la ruse, Nin l’était assurément.

Une question se pose : son journal est-il véridique? Comment départir le vrai du faux si, parfois, s’y glissent ici et là des indices qui pourraient nous faire douter : « Quand les autres me demandaient la vérité, j’étais convaincue que ce n’était pas la vérité qu’ils voulaient, mais une illusion avec laquelle ils pourraient supporter de vivre. J’étais persuadée de leur besoin d’illusion », écrit-elle dans Journal (1931-1934). Et encore, « Devant une lettre ou mon journal, j’ai le désir d’être honnête, mais peut-être qu’au bout du compte je suis la plus grande menteuse de tous, […] à cause de cette apparence de sincérité » (Henry et June : Les cahiers secrets). Le mystère reste entier et c’est là que nous, lecteurs, sourions et prenons plaisir à ce chassé-croisé entre mensonges probables et vérités esquissées, entre désirs, fantasmes et réalité, entre une vie imaginée, probablement vécue, mais surtout une vie à la hauteur de celle rêvée par l’auteure.

Que lire?
Pour s’initier à l’univers de cette grande diariste, on peut débuter par son Journal (1931-1934). Ces textes étant malheureusement épuisés pour le moment en français, il est également intéressant de lire sur la même période ses cahiers « rouges », les journaux « non expurgés », qui offrent alors au lecteur la sensation d’enfin lever le voile sur une vie qui n’était pas racontée en entier. Elle y parle d’amour, de désir, de besoin de création et intellectualise ses passions. Ses Journaux de jeunesse (1914-1931), qui retracent son enfance, son arrivée en Amérique ainsi que ses premières années de jeune mariée,sont également captivants, mais ne possèdent peut-être pas cette fougue qui contamine ceux de la période si créatrice et si riche en émotions des années 1930, où Nin accepte de vivre pleinement ses désirs de femme autant que ses ambitions d’artiste. Et ceux et celles qui seraient rebutés à l’idée de lire plus de 45 000 pages trouveront un excellent condensé de sa vie, avec citations et commentaires, dans Anaïs Nin, masquée si nue, signé Élisabeth Barillé. L’attrait de cette biographie, en plus de l’abrégé qu’elle offre, réside dans le regard qu’un tiers porte sur l’auteure aux multiples visages, nous offrant d’autres facettes de cette grande femme, différentes de celles de l’introspection. Élisabeth Barillé, elle-même auteure, possède cette plume qui s’intéresse aux sens : la voilà toute désignée pour nous présenter Nin.

Image : © Dessin de Didier Paquignon, couverture Journal de l’amour (Le livre de Poche) 

 

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