Thanatocratie

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Le ton a été donné dès le 11 septembre alors que le Président Bush expliquait, menaçant : « Vous êtes avec nous ou contre nous ». Depuis, l'hystérie martiale est à son comble, du moins dans les médias et parmi les intellectuels et autres experts patentés.

Mario Roy, dans La Presse du 12 octobre, a mieux que quiconque rappelé à quel point la nouvelle union sacrée de la civilisation contre la barbarie, qui somme de prendre parti et ne tolère aucune réserve, n’admettra aussi aucune réflexion et devra s’accommoder de tous les sophismes. Reconnaissant que les actions entreprises et celles qui suivront « apparaissent comme le moyen le plus sûr d’embraser plusieurs régions du globe à forte population musulmane » et convenant également que « cette logique est incompréhensible pour des esprits cartésiens », Roy conclut néanmoins que « c’est ainsi » : « éliminer le régime oppressif des talibans pour reconstruire l’Afghanistan et […] juguler le terrorisme international devront se faire largement contre les victimes de l’un et de l’autre en une sorte de mission salvatrice où le mot clé sera l’abnégation ». Pour nos élites, pris dans un no win situation, les Occidentaux, à leur corps défendant, « ne pouvaient se contenter de tendre l’autre joue  » (Lysiane Gagnon, Ibidem, page A 25).

À ma connaissance, personne n’a contesté le caractère horrible et barbare des attentats du 11 septembre. Il ne fait toujours aucun doute, pour les observateurs qui conservent un minimum d’activité cérébrale, que les responsables de ces actes cruels doivent être retrouvés, jugés, punis. Ceci admis, face à un événement comme celui-là, deux questions devaient être posées : quelle devrait être notre réaction si notre politique choisit d’être conforme au droit et à des principes moraux élémentaires ? Et pourquoi ces actes ont-ils été commis ?

On connaît désormais les réponses que les États-Unis et leurs alliés ont choisi de donner à ces questions. La propagande a suffi à faire en sorte que la deuxième question ne soit guère soulevée. Pourtant, personne ne devrait plus ignorer la souffrance engendrée dans le monde – et en particulier dans le monde arabe – par certaines de nos institutions. Pensons, par exemple, à la politique extérieure américaine, tout particulièrement celle depuis trop longtemps menée à l’endroit de la Palestine et de l’Irak : un million de gens, dont une majorité d’enfants qui n’étaient même pas nés au moment de la guerre du Golfe, y ont payé de leur vie la terrible facture de cette politique. Taxer d’antiaméricanisme qui pose ces questions et qu’on y réponde, c’est commettre un sordide non sequitur. Le sophisme est tellement grossier que seuls des intellectuels, des experts ou des journalistes peuvent le commettre.

Un terrorisme n’en justifie pas un autre. Celui des États-Unis ne justifiait pas celui des responsables des actes du 11 septembre; ce dernier ne justifie pas les actes terroristes que commettent en ce moment les États-Unis qui ont choisi une voie qui conduit directement à ce qu’un diplomate français a appelé « le piège diabolique tendu par Ben Laden ». Ce piège qui s’ouvre en ce moment mène droit à un interminable affrontement qui causera, on peut le craindre, d’épouvantables souffrances partout dans le monde. Il faut donc aux gens de bonne volonté trouver les mots qu’il faut pour redire tout cela, pour l’expliquer. Il faut, tout en manifestant la compassion qui ne peut qu’être la nôtre devant le drame qui afflige le peuple américain, faire comprendre que la question de savoir pourquoi cette horreur s’est produite et pourquoi elle s’est produite précisément là où elle a eu lieu doit être posée en priorité. Il faut répondre à ces questions sans complaisance et en rappelant notamment d’une part que les Occidentaux, Américains en tête, se sont parfaitement accommodés et s’accommodent toujours de régimes totalitaires, antidémocratiques, intégristes et, d’autre part, que le terrorisme c’est aussi l’action des États qui arment, assassinent, appauvrissent et désespèrent.

On ne gagne pas le nécessaire combat contre le terrorisme en lui faisant la guerre qu’envisagent Bush et consorts. On ne gagne la guerre contre le terrorisme qu’en construisant un monde où la terreur n’est une option intéressante pour personne. On ne la gagne qu’en détruisant le terreau où fleurit cette plante noire : celui de la misère, de la haine et du désespoir.

Selon le professeur Mandel, du Osgoode Hall Law School de Toronto, spécialisé en droit international, « un secret bien gardé concernant l’attaque des É.-U. et du Royaume-Uni contre l’Afghanistan est qu’elle est clairement illégale, qu’elle viole et le droit international et la lettre de la Charte des Nations Unies. » L’article 51 de ce document, explique Mandel, garantit bien le droit de se défendre contre une attaque en cours ou imminente, mais cette mesure est temporaire, elle ne vaut que jusqu’au moment où le Conseil de sécurité aura fait ce qu’il faut pour assurer la paix internationale et la sécurité. Or, le Conseil de sécurité a bien passé deux résolutions depuis le 11 septembre, mais aucune n’approuve le recours à la force militaire et encore moins à son déploiement unilatéral.

Considérez par exemple ce que rappelait cette semaine Noam Chomsky. « Il y a vingt ans, les États-Unis ont lancé une guerre contre le Nicaragua… Ce fut une guerre terrible, causant des dizaines de milliers de morts et détruisant pratiquement tout le pays. Le Nicaragua n’a pas réagi en lançant des bombes sur Washington. Il s’est présenté devant la Cour Internationale de Justice qui a rendu un jugement en sa faveur [le 27 juin 1986] et demandé que les États-Unis cessent leur recours illégal à la force – et donc au terrorisme – et paient des dédommagements substantiels. La réaction américaine à ce jugement a été de n’en tenir aucun compte et au contraire d’augmenter encore plus les attaques contre le Nicaragua, qui se présenta alors devant le Conseil de sécurité des Nations Unies. Ce dernier vota une résolution demandant que tous les pays respectent le droit international, sans mentionner qui que ce soit mais chacun sachant bien que les États-Unis étaient visés par cette mesure. Ceux-ci exercèrent leur droit de veto contre cette résolution. Le Nicaragua alla donc finalement devant l’Assemblée Générale qui adopta, deux années de suite, une résolution similaire, résolution contre laquelle votèrent les États-Unis et Israël. […] Bien entendu, les États-Unis sont un pays très puissant. S’ils s’opposent à la poursuite de moyens légaux, il est impossible de s’engager dans cette voie. Mais d’un autre côté, si les États-Unis décident d’en passer par des moyens légaux, personne ne s’y opposerait – en fait, tout le monde les appuierait ».

Recourir à des moyens légaux, en ce cas précis, signifierait d’en passer par le Conseil de sécurité des Nations-Unies auquel seraient soumises les preuves disponibles et toutes les évidences rassemblées. Mais, ici encore, cela ne garantit pas que la norme du droit serait suivie. Haïti le sait bien. Elle a établi qu’Emmanuel Constant comptait au nombre de dirigeants des forces paramilitaires qui ont tué des milliers de civils dans ce pays durant les années de junte militaire du début des années 90 : mais les États-Unis ont refusé de le livrer. Et pourtant, malgré ce déplorable comportement d’État voyou, qui peut soutenir qu’il est en ce moment préférable pour la paix dans le monde que les États-Unis puissent décider seuls de rejeter l’offre présentée aujourd’hui même par les Talibans de livrer Ben Laden à un pays neutre et de continuer à bombarder l’Afghanistan ? Qui soutiendra que cette voie-là est préférable à celle du droit international ?

Dans l’immédiat, le sort des populations civiles afghanes qui souffrent et souffriront de la famine doit figurer au sommet de nos priorités. Les largages de nourriture ne doivent pas faire illusion. Médecins sans frontières exprimait un point de vue largement répandu – à ma connaissance unanimement admis – parmi les gens informés en affirmant que ces parachutages étaient « de valeur négligeable » et même « potentiellement dangereux ». Même en ne tenant pas compte de tant de facteurs cruciaux sur lesquels toutes les ONG ont attiré l’attention – le pays est effroyablement miné, la nourriture est confisquée et ainsi de suite – un simple calcul en convaincra. Alors que 40 milliards de dollars ont été débloqués par le gouvernement américain pour mener les frappes en Afghanistan, 324 millions ont été attribués à ce programme de parachutage de vivres. On a semble-t-il largué quelque 37 500 rations par jour lors de la première semaine des frappes. Chaque ration, qui donne de la nourriture pour une journée à une personne, coûte – transport non compris ! – 4,25$. Or il y a vraisemblablement 3 millions de personnes qui risquent la famine. La sordide comptabilité est facile à faire.

Sous le titre « Nourrir et informer », Mario Roy, en éditorial du 9 octobre 2001, vante pourtant le programme d’information (parachutage de postes de radio) et le programme humanitaire (parachutage de vivres) mis en place par les États-Unis. Il n’est pas le seul, loin de là, et nous sommes en ce moment témoins et sujets d’une campagne de propagande et de relation publique de très haut niveau.

Loin d’ouvrir un espace de discussion pluriel et producteur de sens, les médias se contentent de commenter en les paraphrasant les décisions prises par les puissants. Si tel est bien le cas, à l’élargissement du débat se substitue alors ce qu’on eût appelé, dans l’URSS des années 50, la ligne du Parti. Quand, de la bouche des commentateurs, éditorialistes, intellectuels et autres experts patentés et autorisés, avez-vous entendu sérieusement articuler une position encourageant la réflexion vers d’autres avenues que celle adoptée par les Maîtres ? Quand a-t-on simplement évoqué la possibilité d’une réaction qui ne soit pas le bombardement de civils ? Quand, pour ces civils, a-t-on demandé que l’on give peace a chance en arguant de manière convaincante que cela était possible et souhaitable ? Sur cette lancée, bien d’autres questions viennent à l’esprit et je n’abuserai pas de votre patience en les formulant toutes.

La situation dans laquelle nous nous trouvons en ce moment est bien connue des militants. Si l’ennemi est énorme et pèse de tout le poids des institutions dominantes, le cours des événements à venir dépend toujours en partie de nous, de notre volonté d’agir, de parler, d’expliquer et de convaincre. Les gens de bonne volonté, partout, comptent sur nous. Pour arrêter le massacre. Pour lutter contre l’amalgame ignoble et rappeler que ces actes déments ne peuvent être imputés « aux Arabes », « aux Musulmans », « à l’Islam ». Pour œuvrer à ce que ce terrible et dément événement ne soit pas l’occasion d’un recul programmé des droits et des libertés civiles; pour qu’il ne signe pas l’oubli, par la gauche, de ses combats, de ses valeurs, de ses ennemis et de ses espérances.

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