Que relire en temps de guerre ?

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Chaque génération, la nôtre aussi, imagine la guerre comme une rapide et légitime vengeance. Ce sera vite fait. L'écrasement du Méchant confortera notre fierté. Vision de généraux éloignés du combat ? De banquiers et d'empereurs pétroliers en mal de bilans dodus ? Certes, mais avec la conscription des cerveaux que désire notre temps, à lire les textes que signent soldats et chroniqueurs, hommes d'État et analystes, on se heurte pourtant à de déprimantes constantes. Dont celles-ci : les motifs de la guerre sont rarement révélés, les conflits durent plus que prévu, la supériorité de l'armement ne garantit pas la victoire, les Mémoires des guerriers ont la mémoire balbutiante et, surtout, les humains en sortent démolis. De quoi freiner les instincts belliqueux ? Il ne semble pas.

Les gradés aiment bien, leur guerre éteinte, se draper dans la victoire ou l’intelligence stratégique. Xénophon, historien et général, livre presque triomphalement une Anabase (livres I et II, Les belles lettres, 2000) qui raconte… la retraite de dix mille survivants. César, roi du raccourci, se place au centre de La Guerre des Gaules (livres I et II, Les belles lettres, 1998). Ce n’est pas là qu’on apprendra l’autocritique. Son célèbre Veni, vidi, vici est le plus succinct des bulletins du front et un sommet dans l’escamotage des horreurs. De Gaulle, dans ses Mémoires (Gallimard/Bibliothèque de La Pléiade), admire son parcours personnel et abandonne à un état-major poussiéreux et mal disposé à l’égard des blindés mobiles la responsabilité des défaites. Churchill, prix Nobel de littérature (1953), dicte depuis son lit qui lui servait de bureau les célèbres Mémoires de la Seconde Guerre mondiale. On y chercherait vainement mention de ses gaffes stratégiques ou de ses périodes dépressives. Le biographe François Bédarida (Churchill, Fayard, 1999) explique cette amnésie sélective. Churchill, en effet, se moquait de ce que les faits pourraient lui reprocher, car il se faisait fort d’écrire lui-même les manuels d’histoire ! Il tint parole et l’histoire oublia le reste. Seuls quelques critiques, comme Per Hallström ou lord Balfour, sursautèrent devant le prix. Selon ce dernier, les ouvrages de Churchill ne sont que « la brillante autobiographie de Winston déguisée en histoire universelle » (Éditions Rombaldi, Collection des prix Nobel, Churchill, 1964).

Le recours des grands hommes à des secrétaires stipendiés colore lui aussi l’appréciation des guerres. Les Mémoires de Joinville, qui suit Louis IX en Égypte, sont l’exemple type. Guyot de Provins, auquel Vincent Chabot donne la parole dans son récent À l’intérieur du labyrinthe (L’instant même, 2001), s’adonne lui aussi, contre son gré, au rôle de mémorialiste sous haute surveillance.
Heureusement, d’autres courants littéraires disent la guerre de façon drue et vraie. D’une part, les livres de ceux qui paient de leur sang les décisions des généraux ; d’autre part, ceux des journalistes et des historiens.

Parmi les livres les plus simplement émouvants sur ce que la guerre coûte aux enfants, deux émergent : le Journal d’Anne Frank (Le livre de poche) et celui de Zlata (Journal, Pocket Junior). S’il s’agit d’entendre les voix féminines à propos du même fléau, un « classique en puissance » s’impose : Les femmes et la guerre, de Madeleine Gagnon (VLB éditeur, 2001). Parmi les victimes de la guerre, rangeons aussi ceux qui se savent chair à canon, fantassins englués dans la boue des tranchées et soumis à l’arbitraire meurtrier et parfois morbide des petits donneurs d’ordres, soldats voués à la mort par l’ineptie des officiers et la mégalomanie des généraux. Relisons donc Erich-Maria Remarque (À l’Ouest rien de nouveau, Le livre de poche), Louis-Ferdinand Céline évidemment, plusieurs Malraux, dont le très méconnu Les noyers de l’Altenburg, l’extraordinaire Jean-Jules Richard de Neuf jours de haine (BQ, 1999) écrit à chaud.

Il faut mesurer aussi la dimension systémique de la guerre. Henri Guillemin est précis et intarissable quand il traite en guerre civile l’écrasement de la Commune (Le Coup du 2 décembre, 1951 ; Cette curieuse guerre de 1870, 1956 ; L’Héroïque défense de Paris, 1959 ; et La Capitulation, 1960, tous chez Gallimard). Xavier Baron redonne une identité à ceux que confrontent depuis cinquante ans des horizons bouchés (Les Palestiniens, genèse d’une nation, Points, 2000). Yves Pourcher, dans Les Jours de guerre (Plon, 1994), retrace « la vie des Français au jour le jour entre 1914 et 1918 ». Tout cela témoigne, mais en vain.

Certains auteurs ont servi des mises en garde, tout aussi futilement semble-t-il. Dans Blitzkrieg (Triad Granada, 1979), Len Deighton démontre que l’armement français de 1939 l’emportait sur celui des Allemands, mais qu’un Guderian ou un Rommel valait dix généraux de l’autre camp. Robert Lacey (Le Royaume, Presses de la Renaissance, 1981) plaçait déjà le pétrole au coeur des tumultes moyen-orientaux. Dans son Enquête sur le KGB (Fayard, 1983), John Barron montrait déjà que l’espionnage s’infiltrait partout, jusqu’à l’intérieur de la frileuse université Laval… Visions perdues en ces temps où seule compte la supériorité militaire ?

D’admirables comptes rendus journalistiques étalent avec une précision émue les dévastations de la guerre. Ainsi, Une tragédie sans importance de William Shawcross (Balland/France Adel, 1979) impute à Nixon et Kissinger l’anéantissement du Cambodge. David Halberstam décode le Vietnam dans The Making of a Quagmire (1965). Neil Sheehan en fait autant dans L’Innocence perdue (Seuil, 1990). Puissant parmi les puissants, Vassili Grossman consacre les Années de guerre (Autrement, 1946 et 1993) à raconter Stalingrad : au moins un million de vies. Récit hallucinant. Et oublié.

Déjà, les Anciens avaient échoué à pacifier leur époque. Thucydide, pourtant, disait dans La guerre du Péloponnèse (Gallimard/Folio) que « ce fut l’ébranlement le plus considérable qui ait remué le peuple grec, une partie des Barbares, et pour ainsi dire presque tout le genre humain ». Plutarque, dont Laffont vient de rééditer les fabuleuses Vies parallèles (Robert Laffont/Bouquins, 2000) compare les ambitions de César et d’Alexandre, d’Agésilas et de Pompée, et retrouve en plusieurs une triste permanence des instincts belliqueux. Étrangement, c’est peut-être chez Machiavel, non celui du Prince (Actes Sud/Babel), mais celui, plus pénétrant, du Discours sur la première décade de Tite-Live (Bibliothèque Berger-Levrault, 1980), qu’on trouve l’analyse la plus fine de la politique et de ses avatars guerriers.

Concluons avec deux contemporains, appartenant tous deux au monde de l’économie. Dans Voyage dans le temps économique (Seuil, 1995), le percutant John Kenneth Galbaith donne raison à Keynes qui estimait dangereux d’écraser l’Allemagne de 1918 sous les dettes. On connaît la suite : montée d’Hitler facilitée par l’humiliation. De son côté, Jacques Attali définit ainsi la guerre dans son Dictionnaire du XXIe siècle (Fayard, Le livre de poche) : « Les guerres futures se répartiront probablement en trois grandes catégories : aux frontières entre civilisations ; entre rivaux à l’intérieur d’une même civilisation ; pour le contrôle de ressources rares ». Où classerait-il ce qui nous arrive ?

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