Pour une critique de la littérature autochtone en français

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Si le discours critique sur la littérature autochtone de langue anglaise est solidement établi au Canada anglais depuis plus d’une trentaine d’années, et ce, grâce en partie à l’influence du discours théorique venant des États-Unis, la critique francophone est en train de s’établir au Québec à l’heure actuelle. Ce champ de recherche se développe autour d’un corpus singulier : la littérature autochtone francophone, dont la langue est à la fois une langue dominée dans l’ensemble canadien et un stigmate du colonialisme. Nous tâcherons ici de mettre en valeur la contribution de quelques acteurs principaux de la critique sur la littérature autochtone au Québec et de donner un aperçu de l’évolution de la réflexion sur cette littérature émergente.

L’on situe généralement les débuts de la critique francophone avec la parution en 1993 d’Histoire de la littérature amérindienne au Québec : oralité et écriture de Diane Boudreau (L’Hexagone). Dans une tentative de légitimer la production écrite et orale autochtone, cette anthologie pionnière, malheureusement épuisée, explore les développements de cette littérature au Québec du XVIIIe siècle jusqu’au début des années 90. Ce n’est qu’avec les travaux de Maurizio Gatti dans les années 2000 qu’un engouement plus général pour cette littérature se manifeste. En toute vérité, l’on ne pourrait pas parler du champ d’études littéraires autochtones au Québec sans parler de la contribution de Gatti. Son travail s’adresse à tous ceux qui souhaitent découvrir ce corpus : il est accessible aux étudiants, aux chercheurs et au public intéressé. Gatti publie d’abord un ouvrage de référence, Littérature amérindienne du Québec : écrits de langue française (Hurtubise, 2004), regroupant une large sélection d’extraits – soixante-treize textes provenant d’une trentaine d’auteurs. Les œuvres choisies sont tirées d’une panoplie de genres : contes et légendes, poésie, fiction, théâtre, récits et témoignages. L’ouvrage de Gatti inclut également des profils d’auteurs et une riche bibliographie pour ceux qui désirent faire des lectures supplémentaires. Du côté critique, l’introduction d’à peu près quarante pages offre un aperçu des questions majeures touchant les auteurs autochtones : de l’identité et le droit à l’autodéfinition au rôle social de l’auteur. En effet, d’après Gatti, ces derniers sont les principaux « acteurs d’une culture en mutation rapide ». Cet essai offre également des points de repère sur la façon dont on peut parler de ces textes en tant que lecteur ou critique non autochtone. La démarche illustrée par Gatti se fonde dans une humilité et une ouverture d’esprit et, surtout, dans une transparence de sa position : la sienne est particulière en tant que chercheur d’origines ni autochtones, ni québécoises, ni canadiennes, mais italiennes. Gatti montre qu’une prise de conscience de son propre contexte culturel empêche le lecteur d’imposer ses préjugés sur des textes provenant d’une culture autre que la sienne. En effet, le lecteur respectueux reconnaît qu’il ne possède pas l’autorité d’imposer sa propre épistémologie.

Son essai subséquent, Être écrivain amérindien au Québec. Indianité et création littéraire (Hurtubise, [2006] 2009), développe la réflexion critique amorcée dans l’introduction de son premier ouvrage. Il fournit aux lecteurs des outils et des appuis théoriques pour entreprendre la lecture de ces textes. Plus concrètement, l’auteur vise à « étudier les conditions de production, de diffusion et de réception de la littérature autochtone au Québec ». La force de l’ouvrage est sans doute l’aperçu compréhensif du contexte sociohistorique duquel émergent ces textes. Gatti donne un survol des piliers du colonialisme de peuplement au Québec, systématisé par la christianisation, la sédentarisation dans les réserves, la scolarisation dans les pensionnats et la tutelle à travers des lois telles que la Loi sur les Indiensde 1876. Gatti ne se borne pourtant pas au contexte québécois et canadien : dans son analyse des conditions d’écriture en contexte colonial, il trace de fréquents parallèles avec les littératures minoritaires de la francophonie pour élucider ses propos. En relevant des points communs partagés par les peuples colonisés au Québec et dans le monde, il montre l’universalité de l’expérience du colonialisme.

Dans les dernières années, la critique francophone devient de plus en plus spécialisée. Pour l’instant, elle se fait surtout sous forme d’articles plutôt que de monographies, et paraît dans des revues. Récemment, quelques numéros spéciaux de revues ont été dédiés à la littérature et à la création autochtone. En 2010, Études en littératures canadiennes rassemble des études bilingues, incluant, entre autres, celles d’Isabelle St-Amand, de Keavy Martin et de Michèle Lacombe (vol. 35, no 2), la même année qu’Inter, art actuel (no104) consacre un dossier au sujet de l’art autochtone – d’ailleurs, cette revue publie une suite toute neuve pour l’hiver 2016 (no122). Il mérite de mentionner ici la revue numérique temps zéro qui, en 2013, fait paraître un dossier intitulé « Imaginaires autochtones contemporains », regroupant des études novatrices de plusieurs chercheurs travaillant dans le champ aujourd’hui (Joëlle Papillon, François Paré, Nelly Duvicq, Jonathan Lamy, pour n’en nommer que quelques-uns).

Pour le grand public, la revue Littoral du Groupe de recherche sur l’écriture nord-côtière (GRÉNOC) de Sept-Îles fait paraître au printemps 2015 un numéro sur la littérature innue exclusivement. Celui-ci contient inédits, entrevues, témoignages personnels, essais universitaires et bibliographies. Il constitue une riche ressource pour tous ceux qui souhaitent s’informer sur l’histoire de la littérature autochtone de la Côte-Nord, ainsi que sur sa forme contemporaine. Ce numéro, publié en collaboration avec Mémoire d’encrier, fut lancé à un événement spécial, « Les nuits amérindiennes en Haïti », organisé par la maison d’édition à Port-au-Prince en mai dernier. L’implication de Mémoire d’encrier dans la publication et la diffusion de la littérature autochtone francophone d’aujourd’hui est incontestable : l’équipe dirigée par Rodney St-Éloi publie le plus grand nombre de titres autochtones au Québec, avec une attention particulière aux auteures innues – Joséphine Bacon, Natasha Kanapé Fontaine, Rita Mestokosho et Naomi Fontaine y sont toutes publiées.

Parmi les nombreuses contributions à ce numéro, qui fête le dixième anniversaire de Littoral, j’aimerais signaler celles des spécialistes Jonathan Lamy et Isabelle St-Amand. Leurs travaux annoncent une nouvelle direction de la recherche actuelle qui s’intéresse non pas uniquement au texte littéraire, mais aussi à la performance, au slam, aux formes multimédias et au cinéma autochtone. De plus, l’angle critique d’aujourd’hui est en dialogue avec le milieu autochtone anglophone et partage avec lui une conscience aiguë de l’engagement politique. Dans son article « Les vidéos de poésie innue sur le Web », Lamy montre la centralité de la plateforme numérique dans l’épanouissement de la poésie contemporaine autochtone, une création ancrée, d’après le chercheur, dans quatre « axes » : la performance, l’oralité, la pluridisciplinarité et l’engagement (2015). L’article de St-Amand, « Le pouvoir de la parole, d’An Antane Kapesh à Réal Junior Leblanc », produit une analyse originale en comparant le premier récit de Kapesh, Je suis une maudite sauvagesse (Leméac, 1976) et un court-métrage documentaire de Leblanc, Blocus 138 : la résistance innue (Wapikoni mobile, 2012). Dans son travail, St-Amand – qui est également l’auteure de la monographie La crise d’Oka en récits : territoire, cinéma et littérature (Presses de l’Université Laval, 2015) – s’efforce de montrer les différentes perspectives que maintiennent les critiques autochtones et les critiques québécoises et canadiennes. Elle se retrouve parmi ceux qui poussent les limites du discours en prenant le parti « d’amener les études littéraires […] sur le terrain des études autochtones » (St-Amand, 2015).

Alors que depuis les dix dernières années, des écrivains autochtones publient plus que jamais au Québec, la critique est elle aussi en plein essor. Ce champ de recherche dynamique développe de nouveaux outils pour s’adapter à son objet d’étude et participe au projet décolonisant faisant des vagues à l’heure actuelle à travers la province et le pays en entier. Espérons que bientôt, plus de chercheurs autochtones prendront à la fois la relève et les rênes de la critique.

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