La désertion des églises a laissé un vide dans le Québec moderne. Si on peut se passer des sermons, il en va autrement des rituels, en particulier ceux entourant la mort. Dans son essai Le temps des mortels (Boréal), Luce Des Aulniers note que la pandémie nous a fait prendre conscience de la pertinence psychique de l’acte rituel. Le comédien Stéphane Crête abonde dans le même sens : son livre Marquer le temps (Le Jour) décrit comment son métier d’interprète l’a conduit à devenir un « célébrant » en quête de nouveaux rituels capables de soulager les gens comme autrefois.

La société d’aujourd’hui est accro au moment présent. Des Aulniers constate que les réseaux sociaux ont fait de nous « des êtres autoréférencés, juchés sur leurs expériences enchantées, désenchantées, syncopées, haletantes ». Le présent est devenu un train en marche qu’il faut rattraper. Elle cite l’anthropologue Marc Auger pour qui le présentisme est marqué par l’ambivalence de l’impensé (la consommation) et de l’impensable (le futur). Ce sentiment contradictoire devient une raison de plus de procéder à des achats impulsifs, encouragés que nous sommes à combler notre présent.

Des Aulniers consacre un chapitre entier à l’ambivalence si malmenée de nos jours. Dans un monde axé sur la performance, les gens trouvent naturel d’être amenés à faire des choix clairs, à prendre position, à se montrer logiques et cohérents. La réalité ne procède pas du bloc, nous dit-elle. Il est tout à fait normal d’être partagés entre des impressions, des réflexions, des sentiments. C’est la société qui nous pousse à y voir une source de malheur, un vide à combler alors qu’en réalité elle favorise l’ouverture d’esprit. Les rituels nous aident à conjuguer ce mélange d’attirance et de répulsion qui nous habite. En tant que célébrant nouveau, Stéphane Crête s’interroge sur l’éclatement du sacré. Sa connotation religieuse, voire péjorative, nous prive d’un ressort important de la psyché humaine. Au-delà de la religion, il y a matière à se recueillir, à communier, à poser des gestes qui donnent du sens à nos vies. Le comédien se penche sur les mots en perte de sens comme gratitude, prières ou communion, des mots qui, pour des générations, avaient un sens profond, capable de nous vivifier et même de nous guérir.

Les rituels définissent l’espace imaginaire dans lequel nous vivons, affirme le célébrant. C’est important de vibrer en groupe d’une même émotion, d’un même défi, de participer à une danse où chaque pas a son importance. Pour lui, les rituels permettent de trouver un équilibre entre profane et sacré. Non sans une touche d’humour, il explique :

« Le rituel fait éclater ce que certains nomment “l’horizontalité de nos existences” — je nais, j’étudie, je travaille, je meurs — par de radicales traversées verticales qui viennent ponctuer nos existences. Mon premier deuil? Chlak! Ma première expérience sexuelle? Chlak! Ces éclairs créent des fissures par où le sacré peut s’immiscer dans nos vies. »

Nos vertiges émotionnels doivent trouver un appui. Il faut les transcender et non les consommer. L’autrice du Temps des mortels cite pour sa part Pierre Bourdieu : la mort d’un proche nous porte à inventer pour trouver un sens. Il y a un lien viscéral entre le jeu et les rituels, nous confirme le comédien. C’est un moyen de porter hors de soi une parcelle de ce qui nous habite. Les symboles nous ouvrent l’esprit, nous permettent d’atteindre ce qui nous dépasse.

Pour entamer une réflexion sur le sujet, ces deux livres différents dans leur approche se complètent à merveille. Avec Le temps des mortels, Luce Des Aulniers nous propose un essai sur notre rapport à la mort, du cadavre encore chaud à la personne mourante, elle dresse l’inventaire des réalités entourant le deuil. Stéphane Crête quant à lui nous raconte dans Marquer le temps son parcours personnel, de comédien à célébrant : poser le bon geste, donner une résonance singulière aux paroles. Crête remonte à l’origine de son art. Les deux évoquent le vertige et l’éclatement. Les rituels nous aident à recoller les morceaux. La consommation bouche les trous, comble le manque, mais brouille souvent la communication entre le cœur et l’esprit. Il faut se donner un espace, physique et psychologique, pour vivre et se déposer ensuite.

Le monde change, il devient plus rationnel et c’est tant mieux. Nous apprenons à faire la différence entre religions et vie spirituelle, entre traditions et devoir de mémoire. Au fil des siècles, l’espèce humaine a développé des outils pour grandir à travers l’épreuve. Le vivre-ensemble nécessite d’accepter l’ambivalence, mais aussi la part de mystère que porte l’inconnu. Le confinement nous a ouvert les yeux sur l’importance de certaines pratiques. À juste titre, Des Aulniers cite Krzysztof Kieslowski : « La fonction de la culture est de trouver tout ce qui nous lie, quand dans la vie, tant de choses nous séparent. » Peut-être est-il temps de renouer avec le sacré?

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