La lecture du corps

45
Publicité

Dernièrement, je me suis questionnée sur cette présence grandissante des romans ou essais qui ont pour thématique l’espace corporel. D’où vient cette abondance? Je ne suis pas triste d’agrandir ma bibliothèque sur le sujet, mais il y a certainement des pistes à explorer pour en faire une lecture plus complète. Des quelques idées que je trace rapidement sur papier, j’esquisse quelques questions. Est-ce une prise en compte de l’importance du corporel? Est-ce en lien avec cette société où l’on nous pousse sans cesse à acheter les corps, à les présenter comme objets de vente; du coup, y a-t-il un désir de récréer un contact avec soi, un lien concret à son corps, un espace d’intimité?

Par  la destruction de l’environnement, la pollution, la pauvreté, l’augmentation de la consommation de fast food, de médicaments prescrits pour le moindre petit mal, de modes diverses et d’émissions de télévision qui produisent  uniquement des corps stéréotypés, que reste-t-il de nous? Comment toutes ces images et obligations marquent le rapport que nous entretenons à notre corps? Dans les livres ci-dessous,  on discute du corps, d’une part, comme d’un espace de papier, le corp-us littéraire, le corps du texte, et d’autre part, comme d’un corps réel, abîmé ou qu’on détruit. À certains moments, les deux se relient et s’appuient.

Le corps au féminin
Un des premiers essais à avoir attiré mon attention est Corps de papier : résonances (Nota bene), dirigé par Andrea Oberhuber, qui s’intéresse, via trois grandes parties, aux lettres épistolaires de Claire de Duras, à l’écriture d’Élise Turcotte ainsi qu’à la pratique de l’art visuel chez Claude Cahun, Leonora Carrington et Unica Zürn. Avec la participation d’auteures contemporaines (Catherine Mavrikakis, Nicole Brossard et Verena Stefan), elle met en résonance l’œuvre des différentes artistes et concentre son analyse sur le rapport qu’elles entretiennent au corps littéraire féminin. L’espace papier, textuel, devient enveloppe, qu’elle soit protection ou mise à nu de l’intime; elles interrogent cette place marginale du corps féminin en société. Elles explorent différents styles, genres d’écritures, exprimant la multiplicité de la pratique littéraire et artistique au féminin.

Une critique semblable du corps social féminin est définie dans Les filles en série : Des Barbies aux Pussy Riot (Remue-ménage) de Martine Delvaux, qui bâti une analyse de la sérialité des stéréotypes à travers une critique de l’image et du rôle de jeune fille qu’on leur impose; une image de poupée, de corps à vendre, à s’accaparer.  On y lit la difficulté d’appropriation de son propre corps, cette absence de choix sur les modifications qu’on peut lui apporter. Avec dix-huit courts textes, Martine Delvaux fournit des exemples qui permettent des brèches de révolte, des petits mouvements de côté qui permettent de sortir de cette dynamique de reproduction en série. Il faut reprendre son corps, s’imposer marginales devant cette chaîne de création d’images.

Les modifications corporelles
La question de la violence et des modifications corporelles est la ligne directrice du recueil de textes dirigé par David Le Breton et Denisa Butnaru, Corps abîmés (Hermann). Quel est le rapport à notre corps quand celui-ci fait défaut? Qu’est-ce qui nous mène à avoir envie de lui faire mal, de le voir disparaître? Dans une société qui sans cesse considère les personnes handicapées comme des êtres sans importance, il est difficile d’avoir envie de faire nôtre ce corps qu’on dit détruit. Que les modifications soient visibles ou non, le corps reste marqué des expériences. Qu’on parle d’anorexie, de corps handicapé ou accidenté, il en reste cette question de notre rapport à la chair suite à ces modifications corporelles violentes.

Corps du monde (Armand Colin), sous la direction de Bernard Andrieu et Gilles Boëtsch, propose davantage un panorama des modifications corporelles qui ont lieu un peu partout sur la planète, du corps comme marchandise aux transformations corporelles comme les tatouages et la scarification, en passant par l’impact de la ville sur le corps. Le livre présente une série de multiples réalités reliées aux corps, aux désirs ou obligations de modifications sur son corps. À l’aide d’images et de quelques textes explicatifs, Corps du monde est une introduction intéressante à des réalités souvent mal connues.

Des peaux, une écorce, une intimité à reconstruire
Plus récemment, le livre de Catherine Mavrikakis et Nicolas Lévesque, Ce que dit l’écorce (Nota bene), offre une exploration du thème de l’enveloppe corporelle, de la peau et de l’écorce. Quel rapport entretenons-nous avec nos peaux, de quelle façon nous appartiennent-elles, sont-elles parfois lourdes à porter, à dissimuler? Le quotidien peut les abîmer, les trouer, ou encore les rendre plus résistantes. Les auteurs nous ouvrent la porte de cet intime, laissant tomber quelques-unes de ces peaux.

Il y a, à travers tous ces textes, une question de l’intime à discuter. Je termine donc avec cette interrogation : comment recréer l’espace de l’intime devant ce contrôle de l’image qui agit constamment sur la perception de nos corps? Ces quelques livres permettront, je l’espère, d’approfondir quelques pistes de réflexion.

Publicité