La censure vue par les écrivains : Alain Deneault

31
Publicité

Comment peut-on se battre contre la censure?

Dans les régimes politiques pervers, tel qu’ils se manifestent au XXIe siècle, la résistance à la censure se fait d’abord par-devers soi. Nous en sommes intimement complices. On nous rend tels. Il n’y a plus, ou il y a moins, d’officiels Bureaux de la censure, comme à l’époque des dictatures bureaucratiques ou des pouvoirs fascistes. Aujourd’hui, la censure est suscitée. On fait comprendre aux sujets porteurs d’idées et de discours qu’ils ont intérêt à évaluer eux-mêmes les risques qu’il y a à vexer les différentes autorités. Ce n’est qu’indirectement et sous divers prétextes que celles-ci sanctionneront les initiatives jugées outrecuidantes.

C’est la première étape : on devine le seuil du conformisme ‒ sentir qu’en soi ça veut passer outre, ça veut se moquer des conséquences. Y aller. Cela peut signifier le fait d’aborder une question eu égard à toutes les relations qui la concernent, largement et indépendamment des champs disciplinaires consacrés par les universitaires, experts et consultants aimés du pouvoir. Penser le problème d’une entreprise dans la concomitance de l’identité de son actionnariat, de la complaisance à son égard de gouvernements complices, des allégations en matière d’assassinats qui pèsent contre elles, de l’épargne des petites gens que des gestionnaires de fonds privés placent en elle, en même temps que son dossier alarmant sur le plan écologique. C’est le faisceau de données qui donne soudainement un sens. Ensuite, inscrire ces éléments de connaissance dans une perspective adaptée. Ne pas prendre à son compte bêtement les catégories explicatives de la Banque mondiale et le verbiage homologué de la « gouvernance » d’entreprise, mais organiser les idées dans la perspective tracée par celles et ceux qui l’ont réfléchie en toute indépendance : l’analyse du discours, la déconstruction idéologique, la théorie postcoloniale, la critique de l’économie politique… Enfin, vivifier ou créer des concepts signifiants. Inscrire au titre de la « corruption » le phénomène de la perversion institutionnelle, si accomplie que ceux qui ont à charge de représenter les structures formelles ne savent intimement plus causer sur les raisons historiques de leur bien-fondé. Revoir ce que le mot « criminalité » comprend, c’est-à-dire, chez Émile Durkheim, ce qui ressort de considérations politiques, morales et sociales et non seulement de codifications rêches de textes de loi. Associer conséquemment au « pillage » des processus de spoliation avérés que le syntagme « mal gouvernance » ne traduit en rien.

Donc « Pillage, corruption et criminalité en Afrique », soit le sous-titre de Noir Canada. Des spécialistes doublés par le propos de l’ouvrage en 2008 pourront faire la moue devant « le ton » d’un tel livre, son titre « trop…, et pas assez…, comment dire…? ». Les points de suspension feront office de suspense. Car c’est la censure qu’il faut alors désigner, celle qui condamne la pensée officiellement experte à un statut d’impuissance. Les bonnes manières prescrites dans les écoles d’avancées de carrière assourdissent la réflexion et empêchent le moment fort de la conclusion, qui lui-même appelle en introduction une attaque capable d’arc-bouter le raisonnement jusqu’à son terme. Que disait le savant dogmate venu en un colloque pérorer sur les politiques outrancièrement colonialistes de feu l’Agence canadienne de développement internationale? « It’s questionnable. » L’expression est revenue cent fois et tenait lieu de tout postulat ou de toute appréciation. Les politiques canadiennes en matière de développement, promines, propétrole, menées au profit de dictatures et au mépris d’écosystèmes, les peuples voyant par dizaines de millions de dollars passer au-dessus de leur tête alors que leur situation d’appauvrissement endémique servait de prétexte à tous ces transferts aux fins de « développement »? Elles n’étaient jamais rien de plus que « questionnable ». Aucune appréciation claire à leur sujet ne pouvait être énoncée parce que d’emblée le milieu auquel appartenait l’auteur de la réflexion se savait incapable de juger de ce qu’il savait autrement qu’en suggérant qu’étaient « questionnable » ces abominations.

Pourquoi tant de résistance? Sûrement à cause de la peur. Peur de perdre son emploi ou de ne pas décrocher celui que l’on convoite. Peur de déplaire à ses « pairs » structurellement dominants, à ses amis pas toujours au fait, à sa tendre moitié portée vers d’autres préoccupations. Peur de ses propres doutes. Peur de ne plus syntoniser la petite musique de l’idéologie qui fait tenir toutes les choses en place dans sa tête. Peur des antagonismes, aussi. Non plus le désaveu, mais les charges. La diffamation de sociétés ou d’acteurs puissants qui nous poursuivent en justice pour « diffamation », acte pervers inversé par excellence. Peur des menaces physiques, aussi. Pourquoi pas, rendu là, puisque les sanctions se veulent inavouables, il n’y a pas de raison que l’imagination s’arrête en si bon chemin. Ces modalités structurent la vie sociale. Vaincre ces peurs équivaut à vaincre la censure elle-même.

C’est ainsi que le psychanalyste Sigmund Freud l’entendait. La « censure » dénote nommément chez lui le processus économique par lequel l’activité inconsciente tait ce qui est susceptible de générer plus d’inconfort que de satisfaction. Censurer un mot, une idée, une conviction, une évidence, un fait de relation, une métaphore… c’est se garder d’une dépense autant intellectuelle que psychique qui serait certes satisfaisante sur le moment, pour l’esprit tout comme pour l’entendement, mais dont l’arbitre de la conscience sait qu’elle reste annonciatrice de sanctions dont les conséquences sont à tout considérer plus pénibles à supporter que l’effort de censure auquel il convie.

« L’introduction de la censure », comme en traite Freud en 1915 dans sa Métapsychologie, amène le sujet redoutant les représailles qu’entraînerait un usage trop libre des mots ‒ ceux qui conviennent pourtant à décrire les situations ‒ à les travestir. La représentation juste des choses se laisse alors défigurer (on passe ainsi de la Vorstellung à l’Entstellung). Les autorités ainsi épargnées par la critique s’en réjouissent d’autant plus que, dans une culture psychique où il revient aux sujets de se garder de les fâcher, elles font l’économie du travail de censure comme tel tout en bénéficiant de ses avantages.

Publicité