Le rire du Chat

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Le Chat Noir, cabaret montmartrois mythique dont une fameuse affiche promotionnelle, signée de la main du peintre et illustrateur Théophile-Alexandre Steinlen, décore les murs de bien des chaumières à notre époque, fut, au temps de sa gloire, le siège d’un bouillonnement artistique et littéraire sans précédent.

Ouvert au mois de novembre 1881, au 84 boulevard Rochechouart à Paris, ce commerce allait rassembler le Tout-Paris pendant presque deux décennies, tant l’esprit qui s’y incarnait chaque soir était d’un attrait nouveau, inédit, voire déroutant. Le cabaret est le fruit de la rencontre de Rodolphe Salis et d’Émile Goudeau. Le premier, peintre sans talent, spécialisé dans les chemins de croix et autres articles de dévotion, témoigne toutefois, par le truchement de ses diverses activités, d’une originalité qui n’a rien pour déplaire au second (on le dit, entre autres choses, « fondateur de l’École iriso-subversive de Chicago, créée pour lutter contre l’envahissement de l’Amérique par les Allemands! ». Le second en question, Émile Goudeau, n’était nul autre que l’instigateur du cercle des Hydropathes qui, quelques années auparavant, avait réuni en son sein une légion de talents nouveaux sous la bannière de « la fantaisie, du persiflage, de l’ironie suraiguë et aussi de la poésie sans épithète ». Programme bien de son temps, dans ce Paris de l’après-Commune.

En effet, la sanglante répression de la Commune de Paris, insurrection populaire survenue en pleine Guerre franco-prussienne (1870-1871) et qui allait voir, dans son sillage, sombrer l’empire de Napoléon III, avait laissé un certain traumatisme dans bien des consciences parisiennes. Un grand besoin de rire, même jaune, s’exprimait. Se multipliaient alors, parmi les artistes de toutes disciplines et la bohème, des écoles aux noms fantasques où le rire de dérision faisait florès. Ce rire « alliait à la satire des écoles en vogue une fantaisie moins soucieuse de désigner des adversaires que d’exprimer une humeur insurrectionnelle », comme le souligne Daniel Grojnowski dans la préface de l’excellente anthologie Fumisteries. Naissance de l’humour moderne 1870-1914. La liste des écoles qui ont ouvert puis fermé leurs portes en ce temps-là, au gré des humeurs, serait longue et fastidieuse. Aussi faut-il voir dans la création du Chat Noir l’incarnation de cet esprit global en un lieu et son prolongement dans la revue hebdomadaire qui en découlait.

Bref, le Chat Noir était un lieu légendaire, symbole d’une époque fameuse et féconde, où des artistes, des écrivains, des poètes, des chansonniers, certains méconnus ou oubliés aujourd’hui, d’autres n’étant plus à présenter, annonçaient, chacun à sa manière, les signes précurseurs des avant-gardes qui allaient ponctuer le 20e siècle. Voici donc quelques titres sur le sujet à vous mettre sous la dent.

Arts et plaisirs à Montmartre
Le premier titre, Autour du Chat Noir. Arts et plaisirs à Montmartre 1880-1910, nous en donne à voir à la pelletée. Un sublime catalogue d’exposition révélant, sur le plan pictural, la vivacité de l’époque. Décors de théâtre d’ombres, affiches de spectacle, d’exposition et de théâtre, couvertures de revues, tableaux, caricatures, etc. Tout est là, exprimant le vigoureux décloisonnement des disciplines et des genres par des artistes talentueux qui, dans un même élan, ouvraient l’art à la rue et inversement. La variété des œuvres présentées autant que la qualité des textes en font un incontournable pour qui s’intéresse à cet univers fourmillant. Ayant pour axe principal, comme son titre l’indique, l’activité qui battait son plein au sein du Chat Noir, l’ouvrage ne se limite pas à ce seul endroit, mais propose un tour d’horizon de ce qui faisait la pluie et le beau temps de la bohème artistique montmartroise d’alors. D’autres cabarets tels que le Mirliton (du chansonnier Aristide Bruant, compositeur de l’hymne du Chat Noir, grande figure de l’époque immortalisée par Toulouse-Lautrec avec son chapeau noir et son écharpe rouge) ou bien encore le Lapin Agile, toujours debout, rue Saint-Vincent, sont aussi à l’honneur.

Les poètes du Chat Noir
Tout aussi foisonnante, une anthologie simplement intitulée Les poètes du Chat Noir donne à lire un impressionnant choix de textes poétiques, d’une large palette de tons et de formes. La plupart ont été publiés dans les pages de la revue Le Chat Noir, certains même récités, performés, voire chantés sur les planches du cabaret. À l’instar de l’ouvrage présenté ci-haut, la qualité du texte d’introduction, signé André Velter, est d’une générosité plus que louable. Y abondent les anecdotes venant jeter une lumière crue sur l’âme du lieu. Quant aux textes qui composent l’anthologie, on peut y lire les paroles d’un Bruant en train de fixer les paramètres de la chanson réaliste ou les facéties ingénieuses d’Alphonse Allais, à mon avis, un des plus grands écrivains humoristiques! Et feuilletant le tout, croisant là un Sonnet honteux d’Edmond Haraucourt, ici un madrigal signé Verlaine, on tombe par hasard sur la prose de Stéphane Mallarmé ou bien sur les pensées hilarantes et décapantes du déroutant Erik Satie (« L’homme est aussi fait pour rêver que moi pour avoir une jambe de bois »).

Fumisteries
Le dernier titre, mais vraiment pas le moindre, est un pavé taillé sur mesure pour tout amateur de canulars désopilants, d’invectives explosives et de satires féroces. Fumisteries. Naissance de l’humour moderne 1870-1914 remplit les promesses de sa réclame. Et s’il contient des textes ou des écrivains abordés dans l’anthologie précédemment citée, on y trouve en revanche une flamboyante diversité qui se déploie sur une plus vaste période et il contribue à mettre en relief la continuité de cette communauté de pensées qui s’étend des cendres fumantes de la Commune de Paris aux charniers de la Guerre de 14-18. Découpé en thèmes fort judicieux, cet ouvrage fait découvrir, entre autres, les surprenants poèmes zutistes de Rimbaud, les emportements d’un Léon Bloy, des parodies diverses et souvent d’un goût douteux, les commentaires coups-de-poing d’Arthur Cravan – le mythique poète-boxeur – sur l’art de son temps, et j’en passe! Bref, un melting-pot bouillonnant où l’on peut déjà humer les parfums sulfureux de Dada qui éclatera un peu plus tard, dans un rire grotesque, comme pour répondre à la bêtise bourgeoise et à la dangereuse connerie généralisée qui mèneront l’Europe sur le sentier des horreurs sans nom de la Première Guerre mondiale.

 
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