La vie en jeu

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Singulière, radicale dans les années 60, l’épopée situationniste fait aujourd’hui figure de mythe et la fascination qu’elle suscite plus de quarante ans après sa dissolution ne semble pas vouloir se tarir. À preuve, les publications qui, bon an, mal an, se multiplient à son sujet depuis des années. Et l’automne dernier n’était pas en reste avec la parution de deux ouvrages essentiels, à mes yeux, pour qui s’y intéresse.

Avant d’aller plus loin dans la présentation des titres évoqués plus haut, il serait convenable de tenter de définir l’Internationale situationniste (IS), peu connue du grand public. Fondée à la fin des années 50 par des artistes, des penseurs, des écrivains en rupture avec leur milieu et animés par un fiévreux désir de révolution, l’IS se présentait comme l’ultime avant-garde, succédant aux surréalistes et aux lettristes tout en les critiquant vertement pour mieux s’en dissocier.

Conjuguant à l’extrême temps présent les deux mots d’ordre de Marx et de Rimbaud, respectivement « transformer le monde » et « changer la vie », le groupe développa, au fil des nombreuses exclusions et des soubresauts qui jalonnèrent sa brève histoire (1957-1972), une critique radicale du capitalisme marchand auquel, à ses yeux, l’art institutionnalisé n’échappait guère. Les membres de l’IS en appelaient donc à une révolution de la vie quotidienne dans toutes ses dimensions. Architecture, urbanisme, art, littérature, société, politique, rien n’était épargné dans les pages de leurs féroces et rafraîchissantes publications, dont la principale fut la revue sobrement intitulée L’Internationale situationniste et qui connut douze numéros, dans lesquels foisonnaient les jeux de mots grinçants, les formules cinglantes et l’art du détournement.

On peut affirmer sans se tromper que le point culminant, voire le point de bascule du mouvement, fut les évènements de Mai 68. Alors que les grèves étudiantes et ouvrières paralysaient la France entière, le groupe situationniste avait enfin trouvé le terrain de jeu idéal où voir fleurir ses idées, les semer méthodiquement sur les ruines d’un vieux monde en train de s’écrouler. Beaucoup d’inscriptions qui décoraient outrageusement les murs de Paris alors et qui faisaient écho à l’insurrection généralisée qui s’y déroulait (« Sous les pavés, la plage », « Vivre sans temps mort », etc.) étaient tirées d’écrits situationnistes, principalement de deux ouvrages parus l’année précédente, en 1967 : La société du spectacle de Guy Debord et Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem. Ces deux titres ont beaucoup fait pour établir la réputation, bonne comme mauvaise, de l’Internationale situationniste.

Debord et Vaneigem : ces deux auteurs sont sans conteste les figures les plus connues de ce mouvement, ses deux têtes à penser les plus solides. Le premier demeure l’incontournable fondateur de l’IS, au sein de laquelle il a fait la pluie et le beau temps tant son apport était central; le second, dont l’arrivée dans l’IS au début des années 60 marque la radicalisation politique du mouvement, à la suite de la phase dite « artistique » des débuts. Ces deux acolytes, qui ont vu leurs routes se séparer définitivement quelque temps avant l’autodissolution d’une Internationale situationniste qui n’en finissait plus de mourir en 1972, sont respectivement les sujets des deux publications évoquées plus haut.

Vie et mort de Guy Debord
L’automne dernier paraissait Guy Debord. La société du spectacle et son héritage punk, un essai d’Andrew Hussey, d’abord paru en Angleterre. Il aura fallu treize ans pour avoir accès à cet ouvrage en français qui retrace de façon éclairante le parcours intellectuel et la vie de Debord ainsi que le rayonnement de son œuvre et de l’IS jusqu’au seuil du XXIe siècle. S’appuyant sur plusieurs témoignages de gens qui ont côtoyé l’auteur de La société du spectacle, Hussey brosse un portrait à hauteur d’homme, honnête et, par moments, intime, de sa naissance à son suicide, il y a de cela vingt ans. Un texte bien construit qui donne aussi une bonne idée de l’influence de l’IS hors de France, internationale oblige. Et la magistrale introduction signée Will Self qui l’accompagne met de l’avant l’originalité de l’ouvrage, étant donné que c’est un Anglais qui aborde la pensée de Debord, non « assujettie » à une certaine tradition intellectuelle française.

Savoir-vivre
Les éditions Allia, qui comptent à leur catalogue bon nombre de titres au sujet de l’IS, en ont ajouté un majeur en 2014, Rien n’est fini, tout commence. Il s’agit d’un rare et généreux entretien avec Raoul Vaneigem, mené par Gérard Berréby, fondateur et directeur d’Allia. Abondamment documenté, le texte de cette longue conversation évoque le parcours de Vaneigem, depuis son enfance en Belgique dans un milieu ouvrier à son implication dans les mouvements actuels qui prônent l’autogestion des communautés en cette ère de racket bancaire mondialisé. Une aventure intellectuelle hors du commun qui poursuit sa lutte pour l’égalité absolue, une vie meilleure pour tous, sans compromis.

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