George Steiner: Pour une théologie de l’art

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Plus d'un siècle après la «mort de Dieu», devenue à la suite de Nietzsche un lieu commun de la pensée, George Steiner ose dans Grammaires de la création une affirmation provocante: les grands courants de l'art, les grandes questions esthétiques relèvent, consciemment ou non, du théologique.

Déjà, dans Réelles présences, son ouvrage le plus connu, Steiner exprimait ainsi son «pari de la transcendance»: «toute compréhension cohérente de la nature et du fonctionnement du langage, (…) tout examen cohérent de la capacité qu’a le langage humain de communiquer sens et sentiment, sont, en dernière analyse, fondés sur l’hypothèse de la présence de Dieu.» Cette thèse surprenante (mais convaincante) est poussée plus loin dans Grammaires de la création.

«Création» est ici entendu à la fois dans son sens théologique (sortir le monde du néant, ou du chaos) et dans son sens esthétique (créer une œuvre d’art). Mais Steiner ne se contente pas de présenter un parallèle entre les deux notions ou un examen de la métaphore (éculée) de «l’artiste comme Dieu». Exemples à l’appui, il montre que la manière occidentale de penser l’Art – non seulement chez Platon, Shakespeare ou Dante, mais jusqu’aux esthétiques modernes –, tient ses concepts, son vocabulaire et sa structure de la question religieuse. C’est ce mode de pensée que Steiner nomme la «grammaire» : «organisation articulée de la perception, de la réflexion et de l’expérience, la structure nerveuse de la conscience lorsqu’elle communique avec elle-même et avec les autres». Une grammaire qui descend en droite ligne, et qui dépend encore aujourd’hui, de la pensée religieuse.

Ainsi, la cosmologie inhérente à la Torah montre un monde soupçonné d’imperfection: Dieu aurait-il «laissé tomber de sa poche» un cosmos inachevé? Cette «théologie négative», qui est celle du hasard, de l’inachèvement et de l’erreur, revient en force (bien que de manière inconsciente) dans le surréalisme, le dadaïsme et les arts plastiques après Duchamp. L’invalidation de l’idéal classique néo-platonicien, longtemps dominant dans l’Occident chrétien, est donc loin d’être typiquement moderne. Quant à savoir si «l’absence de Dieu» a entraîné le déclin de l’art, on peut se demander si «l’avenir nous le dira» ou si la question restera jamais irrésolue.

Si la lecture de ce «maître à lire» qu’est Steiner est toujours exaltante, on peut toutefois se demander si, d’une certaine façon, il n’est pas trop tard. Qui peut encore faire une lecture comparée du Banquet de Platon et de l’Évangile selon Saint Jean (dans le texte, de surcroît)? Qui, même chez nos universitaires, a lu Aristophane, Dante, Shakespeare, Nietzsche et peut en parler conséquemment? Le lecteur appartenant au «grand public cultivé» doit-il se contenter de faire confiance aux passionnants savants tels George Steiner? Dans Passions impunies, Steiner propose des exemples de ce que devraient être des «lectures bien faites» (l’expression est de Charles Péguy). Comparant ainsi la dernière Cène et l’Apologie de Socrate, il participe d’une pensée occidentale marquée par la honte, et la responsabilité des meurtres de Socrate et de Jésus.

Mais où trouver des « lecteurs qui sachent lire?», demande Steiner. À cela, il répond: «Il nous faudra (…) les former». Une bonne formation devrait inclure les livres de George Steiner.

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Grammaires de la création, George Steiner, Gallimard
Passions impunies, George Steiner, Folio
Réelles présences, George Steiner, Folio

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