Espagne 1936-1939: Une guerre peut en cacher une autre

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La guerre d'Espagne fut une expérience tragique et meurtrière. C'était une guerre civile où se côtoyaient les idéaux de liberté, de démocratie et de révolution dans le camp républicain; où l'on défendait le passéisme, l'ordre religieux et les caciques dans le camp de la rébellion militaire sous la gouverne du général Franco. Une guerre également inséparable de questions sociales (pouvoir ouvrier, réforme agraire, nationalismes, oppression religieuse). Pour la population qui avait vu naître de nombreux espoirs de changement, ce fut aussi une amère défaite. Que recouvraient donc les enjeux de cette guerre? Pourquoi tant de passions et de violence? L'Espagne profondément divisée, jusqu'à la mort, pourquoi?

Émile Témime dans 1936, la guerre d’Espagne commence tente de cerner en un court essai la signification politique de cet épisode. Partant d’une excellente description du contexte social et politique de l’éclatement de la guerre civile, l’auteur montre comment ce conflit fut l’aboutissement d’une longue accumulation de tensions se développant dans le cadre de résistances à la domination sociale. Par exemple, les campagnes demeuraient enserrées entre le pouvoir de l’oligarchie foncière, le poids séculaire du conservatisme religieux et l’ordre militaire. En fait, les années précédant la guerre civile se dérouleront dans un climat d’intenses violences politiques où se succèdent assassinats, grèves ouvrières et révoltes paysannes. La voie parlementaire ne parvient donc pas à canaliser ces affrontements. Les extrêmes étouffent: la gauche se radicalise, la droite menace. C’est dans cette situation «pré-révolutionnaire», selon Témime, que survient le «1936» espagnol.

Le petit livre de François Godicheau, La Guerre d’Espagne. De la démocratie à la dictature, constitue une synthèse rigoureuse qui expose avec clarté la nature de ce conflit et l’évolution de sa dynamique qui combinait «guerre civile et transformation révolutionnaire de la société». En tablant avant tout sur la mobilisation des organisations politiques et syndicales (anarchistes, socialistes, communistes), la résistance au coup d’État militaire du 18 juillet 1936 acquiert un puissant caractère de classe. Des comités révolutionnaires essaiment alors un peu partout, en l’absence d’un État dont le pouvoir s’est momentanément effondré. Enfin, dans les villes et les campagnes, des terres, des entreprises et services publics font l’objet d’expropriations et de collectivisations. L’ampleur du mouvement reste bien évidemment inégale, selon les combats à mener sur les plans politique et militaire, car la guerre n’est pas gagnée et encore moins la révolution. C’est que, dans le camp républicain, les projets politiques qui coexistent sont profondément divergents, et les visions de la stratégie à mener dans la guerre s’avèrent dissemblables. Sur quel pouvoir doit reposer la conduite de la lutte? Quel type d’armée mènera à la victoire? Comment et pour servir quel but politique? La révolution ou la république? La transformation du conflit en une guerre classique sur le plan militaire fera surgir l’enjeu au centre de ces questions, à la source de nombreuses tensions politiques et luttes intestines acerbes qui diviseront, jusqu’à l’affrontement armé, les organisations ouvrières: il s’agit de l’exercice des pouvoirs de l’État républicain.

Il est remarquable que, du côté républicain, le climat politique de la guerre civile se soit radicalement modifié. D’un élan révolutionnaire inespéré, on est passé à la reconstruction d’un pouvoir républicain qui met en veilleuse ou démantèle les conquêtes sociales des premiers mois de la guerre civile. C’est sur les modalités de cette évolution que se penche François Godicheau dans La Guerre d’Espagne. République et révolution en Catalogne (1936-1939). Sérieux et amplement documenté, cet ouvrage propose une analyse brillante de la trajectoire politique du mouvement anarchiste et des profondes mutations qui traversèrent sa puissante organisation syndicale, la Confederacion Nacional del Trabajo (CNT). Force politique qui dominait la lutte sociale contre l’État, la CNT en viendra à participer au rétablissement de l’autorité républicaine dans la société. Au prix d’affrontements difficiles avec ses militants et ses organisations de base, étouffant les oppositions, la direction de la CNT entamera son intégration politique à l’ordre républicain, devenant l’instrument de la domestication du projet révolutionnaire que plusieurs en son sein persistaient à défendre dans la guerre.

Anthony Beevor propose dans La Guerre d’Espagne un panorama complet qui conjugue bien l’approche thématique avec le récit détaillé des événements. Il restitue avec force la question de la dimension internationale du conflit et mène avec brio l’analyse des opérations militaires des deux camps, tout en soulignant le poids du facteur politique dans les vicissitudes de la conduite de la guerre chez les républicains. Ce dernier point est fondamental, car il renvoie à l’enjeu inaugural de ce conflit: affrontements de classes et combat militaire étaient inséparables chez les uns (anarchistes et révolutionnaires) alors que chez les autres, ils devenaient incompatibles (libéraux, socialistes et communistes). Partant de là, on peut mieux comprendre la lutte politique qui traversait le camp républicain. On mesure aussi les conséquences du renforcement du Parti communiste dans la société et au cœur de l’État républicain, phénomène qui traduisait une adhésion grandissante à sa conception de l’ordre social et à sa façon de vouloir mener la guerre, mais sans la révolution.

L’Espagne de 1936 enflamma les passions un peu partout dans le monde, plusieurs allèrent y combattre de leur plein gré, pour des idées. George Orwell, auteur du fameux 1984, mais aussi du magnifique Hommage à la Catalogne, fut de ceux-là. Dans un ouvrage fort bien construit, et qui constitue en soi une excellente introduction à la question politique au sein de ce conflit, Louis Gill montre comment cette expérience fut déterminante pour l’œuvre et la réflexion de l’écrivain britannique. Il nous propose une fenêtre ouverte sur la guerre civile espagnole par un témoin lucide du reflux des idéaux révolutionnaires et des ressorts de la «terreur stalinienne» qui s’installait dans un climat de censure et de répression à l’arrière, dans la zone républicaine. Voilà les deux éléments clés qui définirent, selon l’auteur, le bilan espagnol d’Orwell et qui inspirèrent sa dénonciation du totalitarisme, mais aussi, ce qui est souvent ignoré ou moins bien saisi, sa critique du capitalisme ainsi que sa défense inconditionnelle d’un «socialisme démocratique».

Bibliographie :
1936, la guerre d’Espagne commence, Émile Témime, Complexe, coll. Historiques, 156 p., 16,95$
La Guerre d’Espagne. De la démocratie à la dictature, François Godicheau, Gallimard, coll. Découvertes Gallimard. Histoire, 130 p., 24,95$
George Orwell, de la guerre civile espagnole à 1984, Louis Gill, Lux Éditeur, coll. Histoire politique, 180 p., 13,95$
La Guerre d’Espagne, Antony Beevor, Calmann-lévy, 684 p., 44,95$
La Guerre d’Espagne. République et révolution en Catalogne (1936-1939), François Godicheau, Éditions Odile Jacob, coll. Histoire, 460 p., 60$

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