En finir avec le jugement

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Manifestation artistique orchestrée par l'artiste d'origine chinoise Gao Xingjian, récipiendaire du prix Nobel de littérature 2000, l'Année Gao s'est terminée en juillet dernier, à Marseille, la ville hôte. Depuis juillet 2003, des présentations du travail de l'artiste ont donné corps à l'événement : expositions, théâtre, opéra et film. Gao étend aussi son talent pour se réaliser en tant qu'essayiste, théoricien, plasticien, et ça ne s'arrête pas là : comptez-le aussi parmi le cortège des critiques.

Le livre Autour de Gao Xingjian consigne les différents apports des créateurs et théoriciens (architecte, chorégraphe, metteur en scène, journaliste, peintre, etc.) ayant participé au colloque international « Éthique et esthétique, pour une autre modernité », dont le sujet était l’engagement prôné par le romancier chinois dans sa vie et son œuvre. Optant pour une démarche respectueuse de l’intelligence et du discernement de chacun, ces textes revendiquent une littérature refusant de porter un jugement à l’emporte-pièce. C’est à l’écrivain au regard chargé, autant lorsqu’il se porte vers l’extérieur que vers ses profondeurs, c’est à sa parole de témoigner de réalités et d’imaginations qui l’assaillent. Ce qui marque l’humanité. Ce que nous avons besoin de nous partager.

Mentionnons par exemple le dernier texte du recueil : « Début et fin de l’incohérence » de Salah Stétié, qui propose un certain canon esthétique pour notre époque. Parlant d’une littérature de l’altérité, ce qu’il propose garde l’idée d’une littérature qui sera signifiante au lecteur situé n’importe où dans l’espace et le temps. Le décalage avec le lecteur doit pousser les créateurs à intégrer « [les] interférences culturelles, si indispensables, si inévitables aujourd’hui (…) acceptables que si elles ne sont pas mutilantes, que si elles accroissent l’autre de leur propre apport pour le compléter éventuellement, pour le rendre plus visible à lui-même (..) ». Ce bel hymne à la communication, s’il n’est pas un baume pour les meurtrissures déjà perpétrées par les tenants de la mondialisation, apparaît à tout le moins comme une lueur d’espoir.

De notre côté, Pierre Nepveu publiait ce printemps un essai intitulé Lectures des lieux. Faisant écho à la démarche souhaitée par Gao, Nepveu soulève l’imaginaire multiple relié aux lieux racontés dans la littérature québécoise. Mais comment peut-on parler sérieusement de regard sur les lieux sans parler du regard lui-même ? En effet, à travers son travail de recherche, Nepveu aborde la question de l’écrivain, statut qui évolue au fil du temps. Les points de rencontre entre l’écrivain actuel et son monde, permis par sa situation différente et sa conception différente de celles d’écrivains des siècles passés, l’amènent non plus à « se qualifier de voyants ou de visionnaires. (…) [Peut-être] aussi ce dernier siècle nous a-t-il trop bombardé d’images fulgurantes et de visions utopiques ou apocalyptiques pour que nous puissions encore nous réclamer de la voyance », complète-t-il.

L’écrivain, donc, doit réviser ses positions à l’égard de ce qu’il consigne par l’écrit. Nepveu en appelle à la précision et à la subtilité du regard : l’écrivain doit s’efforcer de donner plus à voir qu’en apparence, mais sans l’entremise du langage. Pour le créateur, il ne s’agit donc pas d’expliquer la réalité par ses propos, mais de suggérer par l’énonciation et de faire sentir sa présence en tant que témoin.

Toujours soucieux de présenter un propos étayé par une recherche soutenue, cet essai du penseur québécois, qui succède à Intérieurs, est savoureux par sa langue ardente, qui sait nous porter un peu plus loin dans la réflexion sur l’American Dream, ce songe fracturé entre fantasme et nécessité, fanatisme et désespoir…

Bibliographie :
Autour de Gao Xingjian, Collectif, Éditions Transbordeurs
Lectures des lieux, Pierre Nepveu, Boréal, coll. Papiers collé

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