Comment ont-ils pu libérer la bête?

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Il y a cent ans, en Europe, une bête cannibale se libère, dévorant plus de vingt millions d’hommes en quatre ans, un monstre d’acier et de flammes qui dévaste villes, villages et campagnes, un ogre vandale qui saccage monuments, œuvres d’art et bibliothèques. Cette monstruosité est connue sous le nom de la Grande Guerre, la guerre de 1914-1918. La voyant se déchaîner, au mois d’août 1914, le secrétaire d’État au Foreign Office de Grande-Bretagne, sir Edward Grey, écrit « Les lampes s’éteignent dans toute l’Europe : nous ne les verrons pas se rallumer de notre vivant ». Elle hante encore la mémoire des Européens, des Français tout particulièrement, suscitant une avalanche de publications sur le sujet avant même le début officiel des commémorations du centenaire.

L’apparition de cette bête cauchemardesque dans cette Europe de 1914, une Europe qu’on croit civilisée et rationnelle, pose une énigme. On cherche un coupable : l’Allemagne? Le système des alliances? Les marchands de canons? On se dédouane en prétendant que la guerre était inévitable. Rien de convaincant, rien qui fasse consensus, rien qui explique pourquoi, en cet été 1914, le « dernier été de l’Europe », une poignée d’hommes – chefs d’État et diplomates – qui, tous, ne souhaitaient pas la guerre, ont, tout de même, affranchi la bête et fait le choix de la guerre.

À l’approche du centenaire de ce mois d’août fatidique de 1914, deux essais remarquables, deux sommes magistrales, Les somnambules (Flammarion) de Christopher Clarket Vers la Grande Guerre (Autrement)de Margaret MacMillan, proposent une nouvelle façon de résoudre l’énigme. Abandonnant la quête du ou des coupables, délaissant l’aspect causalité, ces historiens ne s’interrogent plus sur le pourquoi, mais le comment de cette guerre. Sans délaisser les problèmes stratégiques, politiques, économiques, ils vont scruter les personnages qui gouvernent l’Europe, dévoilant que rien n’était écrit à l’avance en ce début d’été 1914.

« Les protagonistes de 1914 étaient des somnambules qui regardaient sans voir, hantés par leurs songes mais aveugles à la réalité des horreurs qu’ils étaient sur le point de faire naître dans le monde »,révèle l’historien britannique Christopher Clark dans cette magnifique enquête, Les somnambules (une traduction de The Sleepwalkers), éditée en français l’automne dernier. Multipliant les points de vue, aussi vivant qu’un reportage caméra à l’épaule, Clark nous fait tournoyer d’une ambassade française à Belgrade au palais des tsars à Saint-Pétersbourg, en passant par un cabinet ministériel à Londres ou une sortie en yacht avec le Kaiser Guillaume II. Les somnambules n’implique pas des êtres désincarnés, mais des hommes, l’Autrichien Berchtold, le Serbe Pašić, le Français Poincaré, et bien d’autres, luttant entre la raison et l’émotion, marchant vers le danger d’un pas calculé en restant sur leurs gardes. Incertains des intentions des autres acteurs, alliés et ennemis, mais tous animés d’un fort sentiment patriotique défensif, ils se poseront constamment la question : « le temps joue-t-il contre nous? » Pourquoi ont-ils agi ainsi? Pourquoi ont-ils entraîné l’Europe vers la guerre? En répondant à ces questions, Clark rend intelligibles près de trois décennies de crises, pourtant complexes, en Europe.

La démonstration est édifiante, le récit enlevant et émouvant. Spécialiste de l’histoire de l’Europe centrale, familier des langues slaves, parcourant des centaines et des centaines d’écrits de toutes origines de cette époque, Clark replace les Balkans et l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand le 28 juin 1914 – « l’angle mort » de trop d’historiens depuis trop d’années – au cœur de cette crise. La Main noire, une organisation clandestine formée de terroristes mus par le culte du sacrifice, et soutenue par des militants ultranationalistes de l’état-major serbe, avait ciblé cet héritier du trône austro-hongrois, entrave au rêve « grand serbe » d’une Bosnie-Herzégovine, annexée injustement à l’Empire, réunie « ethniquement » à la Serbie. Une troisième guerre locale aurait pu éclater – comme en 1912 et en 1913 dans ces Balkans instables depuis le retrait de l’Empire ottoman – sans que le reste de l’Europe soit impliqué. Il en fut autrement. Russes, Français, Allemands ont trop d’intérêts économiques, stratégiques imbriqués dans cette région, trop d’amis, de principes à soutenir. De surenchère en surenchère, de l’ultimatum de l’Autriche à la Serbie à la mobilisation partielle, puis totale, de la Russie faisant monter la pression sur l’Allemagne, les acteurs de ce drame se sont réveillés de leur long rêve somnambulique en pleine guerre, ressassant, comme le colonel Nicholson face à sa création absurde à la fin du Pont de la rivière Kwaï :« Mais qu’est-ce que j’ai fait! ».« Le déclenchement de la guerre n’est pas un crime mais une tragédie ».

Pas de coupables, donc, dans ces Somnambules, que des comédiens aveugles. Se glissent aussi un brin de nostalgie, à peine dissimulé, pour cette Autriche-Hongrie, état multinational, pas aussi désuet qu’on le croit, désespérément en quête de respect face aux velléités agressives des militants de la Grande Serbie, et la conviction que cette liaison, contre nature, entre la France et la Russie, ne pouvait qu’être dangereuse. Trop champion de l’Allemagne, Clark? Peut-être, mais il reconnaît, comme bien d’autres historiens avant lui – ainsi que MacMillan dans l’ouvrage suivant – qu’en envahissant la Belgique neutre, le 3 août 1914, l’Allemagne fera pencher la supériorité morale vers la Triple-Entente (France, Grande-Bretagne, Russie) lors de cette guerre.

Un récit éloquent, finalement; une leçon, en forme d’avertissement, sur l’aveuglement; une lecture de chevet obligatoire pour tous les dirigeants de ce monde.

Margaret MacMillan est une historienne canadienne qui, à l’instar de Christopher Clark, sans dédaigner les aspects stratégiques, politiques et technologiques, porte une attention toute particulière aux mécanismes humains dans la marche de l’Histoire. Auteure d’un remarquable – et remarqué – Artisans de la Paix sur les tribulations de la conférence de la Paix à Paris, en 1919, qui a suivi la fin de la guerre, Margaret MacMillan, dans son Vers la Grande Guerre (traduction de The War that Ended Peace), édité cet hiver 2014, convient, elle-aussi, qu’on ne peut répondre à la question « Comment l’Europe a-t-elle fait le choix de la guerre? »qu’en tenant compte des individus, peu nombreux, qui avaient le choix de dire non. « Ne pas sous-estimer le rôle que jouent dans les affaires humaines les erreurs, les confusions ou simplement le hasard », avertit l’historienne. Par exemple, faudrait-il reconsidérer l’imprévisibilité, l’instabilité, les caprices du Kaiser Guillaume II? Les lubies de Franz Conrad von Hötzendorf, chef d’état-major des armées austro-hongroises, qui voulait la gloire pour son pays mais aussi pour lui-même afin d’épouser une divorcée, jouent-elles un rôle non négligeable dans l’affaire? Et que dire des assassins serbes de Sarajevo? Ont-ils éliminé le seul homme qui, peut-être, pouvait empêcher la guerre? À qui attribuer la guerre? Autant de questions, autant de réponses possibles.

Son récit, vaste fresque de plus de 750 pages s’articulant en tableaux, couvrant près de deux décennies d’histoire européenne, avec des incursions en Asie, en Amérique, en Afrique, débute à Paris, en 1900, lieu d’une exposition où on célèbre les prouesses techniques, artistiques, architecturales d’une Europe confiante, où tout semble possible, d’un continent semblant avoir fait le choix définitif de la paix. Cette Europe va traverser diverses crises dans les années qui vont suivre (rivalité navale anglo-allemande, crises marocaines, crises balkaniques), réussissant toujours à la dernière minute à trouver une solution lui permettant de sauver la paix. Mais alors, pourquoi cette longue paix prend-elle fin, d’une façon stupéfiante, à l’été 1914? Pourquoi le système a-t-il échoué? Pourquoi les options pour la paix se sont-elles réduites à zéro?

MacMillan incrimine un monde européen avec ses idées préconçues, un monde où on célèbre le rapprochement des nations civilisées, mais où la guerre demeure prestigieuse, exaltante; un monde où le mouvement pacifiste cherche à unifier les hommes de toutes origines, mais où le nationalisme chauvin demeure profondément enraciné dans la classe ouvrière; un monde désireux de créer un nouvel ordre international, mais où le « darwinisme social » postulant que les rivalités nationales sont naturelles reste encouragé en diplomatie; un monde, enfin, où les plans de guerre des différentes nations prônent avant tout l’offensive, la nécessité de frapper les premiers, limitant ainsi les options des décideurs. La paix aurait toutefois pu être sauvée, sans ce manque d’imagination des dirigeants européens leur empêchant de voir combien un tel conflit serait destructeur; sans ce manque de courage leur empêchant de résister aux bellicistes. Quoique moins haletant que le récit de Christopher Clark – on progresse à l’allure du trot et non du galop –, Vers la Grande Guerre, somptueux portrait, richement documenté, expose clairement comment cette Europe, pleine d’assurance, va s’engouffrer dans ce long entonnoir vertigineux menant à la guerre.

L’énigme 14-18 trouve résolution sans mener de nation au banc des accusés – bien que MacMillan tienne l’Autriche-Hongrie (avec sa volonté d’en découdre avec la Serbie), l’Allemagne (avec son chèque en blanc à son allié autrichien) et la Russie (impatiente de mobiliser ses troupes) pour plus coupables que les autres –; une énigme qui ne se serait peut-être jamais posée, sans une bête erreur humaine et un défaut mécanique, l’après-midi du 28 juin 1914, à Sarajevo. Ce matin-là, les terroristes serbes de la Main noire avaient tenté, sans succès, de lancer une bombe sur la voiture de l’archiduc François-Ferdinand, blessant tout de même des membres de son entourage. Désireux, en début d’après-midi, de visiter les victimes à un hôpital, l’archiduc modifie son trajet de retour, sans que personne ne songe à en informer le chauffeur. S’engageant alors sur la mauvaise rue, ce dernier se fait apostropher : « Pas par là, il faut continuer sur le quai! ». Le chauffeur se met au point mort. L’automobile, un coupé Gräf und Stift non équipé d’une marche arrière (!), est lentement repoussée sur le boulevard principal. C’est alors que Gavrilo Princip, posté plus loin sur cette rue qui ne devait pas être empruntée, profite de cet arrêt, et de cette lente manœuvre de repoussement, pour rattraper le véhicule et tirer à bout portant sur l’archiduc et son épouse. Erreur, hasard, confusion : voilà de quoi se nourrit l’Histoire. Un bon tuyau au chauffeur, une simple marche arrière… et le destin du monde en aurait été modifié.

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