En soutenant un dossier sur la gastronomie, nous ne pouvions passer sous silence l’engouement qui semble toujours renouvelé pour le livre de cuisine, encore très populaire bien qu’il n’ait jamais été aussi facile avec l’avènement d’Internet de dénicher et de relayer des recettes. Heureux hasard s’il existe, 2019 est l’année du 100e anniversaire de la parution de La cuisine raisonnée, un des premiers spécimens du genre à entrer dans les foyers québécois. Pour ce faire, la maison Fides en a publié une récente édition, pas moins que la quinzième à ce jour, qui fait office de pièce d’anthologie et qui nous parle certes de cuisine, mais aussi de l’histoire du Québec. 

Nous avons donc demandé à l’équipe derrière la plus récente version de l’ouvrage de répondre à nos questions. Très vite, on se rend compte à quel point la cuisine participe de toute une culture puisque c’est autour de la table que les sujets se discutent, que les manières et les rituels se déplacent, que les mœurs changent et que le monde évolue. Demeure le bonheur constant de se réunir en partageant la boustifaille.

 

Qu’est-ce qui caractérise la cuisine québécoise selon vous?
La cuisine québécoise est une cuisine familiale, rassembleuse. On n’a qu’à penser à la place qu’occupe cette pièce dans la vie des Québécois. C’est également une cuisine simple qui revêt un visage nouveau chaque saison (cuisine du temps des fêtes, du temps de Pâques, du temps des sucres, etc.). Ce fut aussi autrefois une cuisine calorique qui permettait de survivre aux hivers et aux travaux des champs. Heureusement, aujourd’hui, les recettes n’ont pas tant changé, mais les portions, oui! C’est une cuisine réconfortante, avec de longs temps de cuisson, en lien avec le rythme de l’époque, auquel on tente tant bien que mal de revenir!

À quoi attribuez-vous le grand intérêt au Québec pour les livres de cuisine, malgré la présence de blogues et de recettes diffusées sur Internet?
Quand on achète un livre de cuisine, on achète un art de vivre (ce qui n’est pas le cas pour la plupart des recettes diffusées sur Internet). C’est un objet auquel on s’identifie en quelque sorte : on y retrouve les recettes de notre enfance, transmises de génération en génération. Pour certains (et ils sont nombreux), c’est aussi une pièce de collection.

Comment définiriez-vous l’évolution de la cuisine au Québec?
Quand on parle de l’évolution de la cuisine au Québec, il faut penser à l’impact d’un événement comme Expo 67. Cette ouverture au monde explique en partie le métissage de la cuisine que nous avons connu à partir des années 70. L’évolution récente de la cuisine québécoise est également marquée par un retour aux sources après une période dominée par le recours aux plats préparés congelés.

Aujourd’hui, on constate également une belle progression de la gastronomie culinaire et un intérêt de plus en plus marqué pour l’art de la cuisine, comme en témoignent les nombreuses émissions de chefs ou la popularité des livres de recettes.

Les Québécois sont désormais de grands curieux gustatifs, ce qui ne les empêche pas de perpétuer certaines traditions qui se transmettent de génération en génération, comme les plats typiques (pâté chinois, ragoût de pattes de cochon, pâté de viande, etc.) et qui émaillent les pages de La cuisine raisonnée.

En quoi La cuisine raisonnée reste-t-il un ouvrage pertinent à avoir dans sa bibliothèque aujourd’hui?
La cuisine raisonnée est un ouvrage unique et complet. Unique parce qu’il offre une fenêtre sur le passé en permettant de se réapproprier plusieurs valeurs ancestrales qui sont de plus en plus mises à l’avant-plan ces jours-ci (consommation locale, cuisine « écologique », zéro déchet, convivialité). Complet aussi parce qu’avant de parler de recettes, il présente les bases du savoir-vivre (étiquette) et de la cuisine (choix des aliments, choix de la coupe de viande, techniques de cuisson, conservation, etc.). La cuisine raisonnée constitue par ailleurs un témoin privilégié de l’évolution de la cuisine au Québec.

En prenant comme référence La cuisine raisonnée, peut-on rapprocher l’histoire culinaire d’une certaine histoire sociale du Québec?
Il faut se rappeler qu’au départ, en 1919, La cuisine raisonnée consistait en des fascicules didactiques destinés aux jeunes femmes en milieu rural et concoctés par les religieuses de la congrégation de Notre-Dame. Le projet des eligieuses était d’inculquer aux jeunes filles de familles modestes une éducation à laquelle elles n’avaient pas accès (art de la table, savoir-vivre, gestion du budget nourriture, planification, etc.).

Au fil des différentes éditions, on peut suivre l’évolution du rôle des femmes dans la société québécoise. Ainsi, dans les premières années, une large place est donnée à de nombreux préceptes moraux s’adressant à la jeune femme destinée à devenir une « maîtresse de maison » exemplaire. Ces principes ont ensuite tendance à diminuer, pour faire place à un questionnement sur le féminisme montant (dans l’édition de 1936), et ensuite complètement disparaître pour laisser toute la place au strict savoir-faire entourant les arts de la table. L’édition centenaire est elle aussi représentative de son temps, puisqu’elle s’adresse aujourd’hui à toute personne intéressée par les arts de la table et plus seulement aux femmes.

« Le monde change, on dit qu’il évolue, peut-on lire dans l’introduction de la nouvelle édition. Conçu à une époque où les réfrigérateurs n’étaient pas encore répandus et où de mauvaises récoltes avaient un impact direct sur l’apport alimentaire des familles, le livre La cuisine raisonnée consacrait plusieurs pages à la conservation des aliments, ainsi qu’à l’art d’apprêter les restes et d’éviter le gaspillage. » Bien sûr, au fil du temps, les différentes éditions se sont adaptées aux changements, comme l’apparition des supermarchés ou la démocratisation du congélateur domestique (ex. : disparition de la mise en conserve dans l’édition de 1967).

À l’ère des plats préparés et de la cuisine pour emporter, la transmission des recettes familiales est-elle encore présente et pertinente?
Il est plus important que jamais de retrouver les bases de la cuisine familiale. Tout aujourd’hui dans nos sociétés tend à la dispersion : familles éclatées, distractions occasionnées par les appareils numériques, etc. Les repas pris ensemble et la transmission de la cuisine familiale et locale sont d’excellentes façons de se rapprocher les uns des autres tout en s’assurant de perpétuer les savoir-faire.

Quels sont les plus grands défis rencontrés pour toute personne qui souhaite bien s’alimenter aujourd’hui?
Pour quiconque veut s’alimenter sainement, un des plus grands défis est de s’y retrouver dans la multitude des informations contradictoires qu’on peut trouver sur les réseaux sociaux pour tout ce qui a trait à la cuisine et aux aliments (tel aliment qui était considéré comme bon ne l’est plus… le revient…). On exige de plus en plus d’avoir accès à la traçabilité des aliments, aux informations relatives à leur transformation… Par ailleurs, le temps des familles se rétrécit de plus en plus dans une époque où il ne s’agit plus seulement de prendre soin des petits, mais de conjuguer travail, loisir, éducation, cours du soir, sport, etc., laissant peu de place à la confection et à la dégustation d’un repas.

Qu’est-ce qui différencie et rassemble la cuisine d’il y a cent ans de celle d’aujourd’hui?
La société de 1919 était alors majori­tairement rurale, les Québécois étaient plus proches de la réalité des animaux de ferme. Ainsi, plusieurs conseils des anciennes éditions tournent autour de l’abattage, du déplumage et du dépeçage des animaux. On n’hésitait pas non plus à inciter la « maîtresse de maison » à toucher et à sentir les aliments pour les choisir sur les étals des marchés (aujourd’hui, seule la date de péremption en fait foi pour le meilleur et pour le pire!).

Aujourd’hui, ces conseils peuvent sembler folkloriques, mais ils reçoivent une oreille de plus en plus attentive des jeunes générations qui s’intéressent davantage à des modes de production artisanale et à la consommation locale.

La population d’autrefois, plus pauvre, ne pouvait se permettre le gaspillage alimentaire. C’est pourquoi de nombreux conseils sont donnés sur la façon de bien tenir la bourse du ménage et sur la réutilisation des restes. Aujourd’hui, le zéro déchet a le vent dans les voiles, mais ce qui incite les gens à se tourner vers ces pratiques ne tient plus seulement à des raisons économiques, mais procède plutôt d’un choix écologique.

Enfin, le désir de s’alimenter sainement et d’éviter les aliments industrialisés hypertransformés conduit de plus en plus de ménages à se tourner vers l’achat d’aliments frais, locaux et bios et à cuisiner davantage ses propres repas. Autant d’éléments déjà présents dans La cuisine raisonnée à travers ses nombreux conseils et son souci constant de proposer une cuisine simple, locale, saisonnière, mais surtout rassembleuse, populaire et familiale!

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