Pâté chinois de parutions

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En ces mois froids, quoi de mieux que ce joyau goûteux et étagé de l'art culinaire québécois pour illustrer le caractère hétéroclite de la production locale récente? Passons en revue les ingrédients de ce tour d'horizon gourmand.

Un plat qui mijote
Regards sur la bande dessinée, actes d’un colloque s’étant déroulé à l’UQO1, est le premier essai théorique sur la BD publié aux 400 coups, et propose des interprétations de «classiques»: Marc Antoine Mathieu, Gotlib, Bretécher, Hergé et les Watchmen d’Alan Moore. Mais bien que la terminologie de cet ouvrage souvent réjouissant puisse dissuader le grand public, la collaboration d’Yves Lacroix mérite que s’y attarde toute personne s’interrogeant sur le médium. Lacroix, qui tente de dresser une définition minimale de la BD, se penche sur deux traits fondamentaux: la notion de multicadre, soit le fait de retrouver sur un même espace (la planche) au moins deux cases juxtaposées, ainsi que la primauté de l’énonciation sur la narration, en démontrant que la notion de récit ne constitue ement un a priori au médium, davantage perçu en tant que stratégie de lecture.

Patate douce
Michel Falardeau continue sur son irrésistible lancée avec le tome deux de sa série «Mertownville». S’y poursuivent les tribulations de Lydia, étudiante à l’invraisemblable programme d’arts option justice de l’Université de Mertownville (où «justice» ne réfère pas aux juristes, mais bien aux justiciers!), et plus particulièrement son initiation, inévitable rite de passage estudiantin. Le succès de cette série doit beaucoup à ses croustillants dialogues ainsi qu’à la large place accordée aux réflexions de Lydia, le tout dans un univers féminin fort. L’auteur réalise un coup de maître avec cette œuvre en allant aussi chercher un public d’adolescentes, habituellement confinées aux mangas. L’ultime album de la trilogie, dont la pagination excédera le standard habituel, promet une finale plus que croustillante…

Hachis viandeux de nouveautés
La Pastèque nous a offert deux livres inclassables rivalisant d’audace! Le Morlac (mord-la-queue, en abrégé) de Leif Tande, ramification de petites aventures interactives, nous laisse entrevoir, de manière exhaustive et simultanée, les avenues narratives possibles lors du trajet effectué par un petit homme dans un immeuble. On peut songer à un croisement improbable entre La Vie, mode d’emploi, de l’immense Georges Perec, pour l’inventaire de récits dans un bâtiment vu en coupe, et les fameuses boîtes éponymes du béhavioriste Skinner (vous savez, celles avec les souris, les labyrinthes et les chocs électriques…). Une expérience de lecture totalement inédite, et toujours chez Leif Tande, cet humour noir ravageur!

Avec La Fugue de Pascal Blanchet, on sort de la définition proposée par Lacroix pour arriver à un genre rare qui n’a guère été exploré que par une poignée de créateurs : l’album illustré pour adultes. D’une image par page, conçu comme un film muet, La Fugue, projection en accéléré de la vie d’un couple de musiciens (en l’occurrence, les grands-parents de l’auteur), se feuillette avec légèreté, tout en laissant un irrésistible swing de jazz en tête.

L’écurie Mécanique générale nous propose quant à elle l’œuvre majeure de Luc Giard, Le Pont du havre. Derrière ce titre poétique (la prime appellation du pont Jacques-Cartier), nous est révélée l’écriture graphique inimitable de Giard, «garrochée», cathartique, difficile. L’éditeur y va d’un long justificatif en préface, cautionnement aux spectaculaires idiosyncrasies de l’auteur. La vrombissante collection des 400 coups s’offre aussi le luxe délicat de rééditer un Baudoin, Véro, initialement paru chez Autrement en 1999. Ce récit coup-de-poing sur la perte de repères chez les jeunes des banlieues françaises est touchant, vrai, beau. Et d’un noir et blanc vibrant d’intensité, comme à l’accoutumée avec ce poète de Baudoin!

Du blé d’Inde pour la jeunesse
Chez Bayard Canada, le Van l’inventeur de l’incontournable Jacques Goldstyn propose une compilation de gags parus dans le magazine de vulgarisation scientifique Les Débrouillards. Le personnage de Van est un créateur génial et loufoque qui cherche à faciliter la vie de ses congénères par des inventions pratiques aux effets secondaires très variables… On sent quelques influences du célèbre gaffeur de Franquin! Ces gags font également tout un tabac à Hong Kong: adaptées en mandarin dans le magazine White Antelope, elles ravissent les jeunes lecteurs qui y retrouvent un personnage oriental fort; l’intelligence suscite l’admiration.

Par ailleurs, le 250e numéro du magazine Les Débrouillards (janvier 2006) a rendu hommage à toute une brochette de géants de la BD d’humour d’ici, dans un cahier spécial comprenant les collaborations de Jean-Paul Eid, Raymond Parent, Garnotte, Serge Gaboury, Réal Godbout2 et bien sûr Jacques Goldstyn, les remerciant ainsi du rôle majeur qu’ils ont joué dans le magazine.

Autre surprise: les Aventures en Amérique française, avec lesquelles Paul Toutant, le journaliste culturel bien connu de Radio-Canada, se lance dans la BD. Inspirés des capsules historiques sur l’Amérique française présentées par Luck Mervil à Télé-Québec, ces dix récits anecdotiques nous livrent, avec irrévérence et sans prétention, un aperçu de la petite et de la grande histoire de ce coin de pays « découvert » en 1534.

On gratine le tout ?
Régis Loisel, monstre sacré ayant élu domicile au Québec, travaille avec le sympathique Jean-Louis Tripp (Paroles d’anges, Glénat), qui a enseigné dernièrement à l’UQO, sur un récit intitulé Magasin général. L’action de ce projet réalisé à quatre mains par les deux auteurs se déroule dans le Québec des années 20, pendant la Grande Noirceur. Et viennent s’ajouter à cet impressionnant duo les collaborations du talentueux François Lapierre (Sagah-Nah, Soleil) à la coloration, et du verbomoteur Jimmy Beaulieu (Le Moral des troupes, MG), à l’adaptation des dialogues en français québécois! Le premier album de cette série de trois éditée chez Casterman devrait pointer le bout du nez sur nos rayons vers avril.

1 L’Université du Québec en Outaouais: la seule université québécoise à offrir un baccalauréat en arts avec une concentration en bande dessinée.
2 La réédition de son œuvre continue à la Pastèque avec le troisième tome de Michel Risque et le premier de Red Ketchup!

Bibliographie :
Regards sur la bande dessinée, Sylvain Lemay (dir.), Les 400 coups, 143 p., 15,95 $
Lydia : Mertownville (t. 2), Michel Falardeau, Paquet, 48 p., 19,95 $
Morlac, Leif Tande, La Pastèque, 148 p., 23,95 $
La Fugue, Pascal Blanchet, La Pastèque, 133 p., 24,95 $
Le Pont du havre, Luc Giard, Mécanique générale, 118 p., 19,95 $
Véro, Edmond Baudoin, Mécanique générale, 62 p., 12,95 $
Van l’inventeur : Les Débrouillards (t. 2), Jacques Goldstyn, Bayard Canada, 46 p., 17,95 $
Aventures en Amérique française (t. 1), Paul Toutant & Loupi, Art global, 48 p., 24,95 $
Marie : Magasin général (t. 1), Loisel, Tripp, Lapierre & Beaulieu. Casterman, 80 p., 25,95 $ (À paraître en avril)

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