Au commencement de Moelle Graphique (notez le « que » final) était le livre d’art, d’artisan, celui relié à la main, celui cousu à la mitaine avec des tissus longuement choisis, avec des reliures particulières. Au commencement était Julien Poitras, également titulaire d’une formation en arts visuels, qui créait sous Moelle Graphique de modestes tirages d’ouvrages dont l’emballage était en conformité avec le travail de l’artiste qui en signait l’œuvre. Une cinquantaine de titres ont ainsi été publiés entre 2008 et 2018, à quelques dizaines d’exemplaires tout juste, qui intéressaient collègues bédéistes et un certain nombre de lecteurs rejoints dans des festivals de BD. Des ouvrages qui faisaient revivre le labeur minutieux de l’artisan qui, de toutes pièces détachées, façonne l’objet qu’est le livre.
En 2018, la seconde maison d’édition est née, cette fois avec un « K » à la fin de son nom pour la différencier de la précédente, mais tout en en conservant l’essence, cette propension pour l’approche artistique. L’objectif était de continuer à y faire de beaux livres (mais plus à la main) et cette fois de les distribuer à plus grande échelle.
L’art avant tout
Julien Poitras explique que leur ligne éditoriale est en soi assez ouverte. En effet, au catalogue de Moelle Graphik, on retrouve de la BD fantastique, documentaire, intimiste, érotique; de la BD en couleurs, en noir et blanc, muette ou complètement inclassable. Ce qui relie chacun de ces projets, c’est la fibre artistique qui y est exploitée : « C’est certain que ça peut nous amener à bien des endroits en termes de scénario et de propos, car ça reste un champ qui est très vaste. On s’intéresse à des œuvres qui ne sont pas nécessairement commerciales, mais qui exploitent le médium qu’est la bande dessinée, qui amènent des teintes, des angles différents. » Et, visiblement, le public est au rendez-vous. Julien Poitras est enchanté que la production en général au Québec soit de plus en plus diversifiée : cela a permis à Moelle Graphik de trouver sa niche et de s’installer sur le marché avec des propositions artistiques imposantes.
C’est justement l’aspect artistique du diptyque Dryade qui a fait en sorte que ce projet a attiré l’attention de l’équipe de Moelle Graphik. « À mon sens, ce n’est pas uniquement une bande dessinée érotique. Stéphanie Leduc [qui publie sous le nom de Laduchesse] est une très grande artiste en termes de dessins, d’utilisation de la couleur. Il y a pour moi dans son œuvre des couleurs qui sont rarement vues en BD. C’est une artiste en pleine possession de son art, de ses moyens, pour créer un monde complètement fantastique, avec une imagerie et une approche picturale qui est très crédible et très conséquente, tout en étant unifiée avec le propos », exprime monsieur Poitras. La démarche créatrice de l’autrice est d’ailleurs expliquée en fin d’ouvrage, dans un cahier complémentaire qui vient réellement enrichir l’œuvre : « Mon but est d’en faire une bande dessinée érotique avec une intrigue solide et non un prétexte pour sauter d’une scène torride à l’autre. […] Comme je ne cherche pas à choquer ni à provoquer et que je tiens à ce que l’ensemble reste élégant, l’illustration devient pour moi un champ d’expérimentation formidable. J’aime développer des idées nouvelles et tester les réactions à ces nouvelles idées de mon entourage. […] De plus, pour accroître les possibilités graphiques, je ne m’arrête pas à modifier le corps humain, j’utilise le concret pour illustrer l’abstrait en dessinant par exemple l’orgasme sous la forme d’un papillon qui s’envole de lèvres entrouvertes ou d’une fleur qui éclot dans le sein d’une femme. » Ces cahiers en fin d’ouvrage, mettant en lumière la démarche artistique des auteurs, sont présents dans plusieurs des publications, confirmant le respect de l’artiste comme valeur principale de cet éditeur.
De son côté, l’ouvrage Comme des rats, signé par la primo-bédéiste Géraldine Grotov, met en scène Numéro 4 — ainsi nommée en raison de son rang familial —, soit une jeune fille malheureuse dont la situation à la maison est dépourvue de réconfort, de sécurité. On suit ses pérégrinations dans la ville de Québec au tournant des années 1990 et on découvre les raisons qui l’ont poussée à prendre la clé des champs, sans son fidèle compagnon qu’était son rat. « J’ai beaucoup aimé ses dessins à l’aquarelle. Ils sont, à mon sens, d’une très, très grande richesse. Ce n’est pas nécessairement une proposition nouvelle, mais c’est quelque chose qui s’est rarement vu en bande dessinée au Québec », exprime l’éditeur pour justifier le choix de l’ajout de cette bédéiste à son catalogue.
Sortir du cadre
Avec Samedi, de Christian Robert de Massy et Eric Pessan, Moelle Graphik offre l’exemple parfait d’une œuvre dite en marge, audacieuse, comme aime en produire l’éditeur. D’abord, le format est à l’horizontale : près de 30 cm de long pour une hauteur qui arrive presque à la moitié de sa largeur. « Le format est particulier et son exploitation m’a charmé : avoir, par exemple, des pages côte à côte où Christian Robert de Massy explore les deux pages en même temps. Il amène des propositions extrêmement intéressantes sur le plan du récit », explique Julien Poitras. Le réceptacle parfait, en effet, pour cette histoire tout en métaphores, qui a des effluves de Borges et de Murakami, où une médecin doit régler son histoire avec la femme-tortue, cette ex-amante pleine de carapaces. L’énigme est le fil conducteur et les bas-fonds qu’explore la narratrice sont autant de chemins vers la métamorphose. Le récit est d’abord graphique (on rappelle que Christian Robert de Massy
travaille dans les jeux vidéo et crée des décors pour le théâtre), puis des mots d’Eric Pessan sont apposés sous les images, pour apporter une clé d’interprétation nouvelle. Afin d’aller encore plus loin dans la proposition, Moelle Graphik offre une postface de Roland Gori, professeur honoraire de psychopathologie clinique à l’Université d’Aix-Marseille, psychanalyste membre d’Espace analytique, qui y explique en quoi « [c]réer ou guérir, c’est du pareil au même. Aimer, également ». La seconde postface est de Renaud Chavanne, spécialiste de la composition en BD, qui donne un regard neuf sur ce que le lecteur vient de parcourir, sur cette fin du monde silencieuse mise en images. Épatant.
Autre œuvre aphone du catalogue : FastForward. « C’est une bande dessinée sans texte, qui est davantage comme une abstraction, qui questionne le médium », explique l’éditeur. Dans une grande bousculade des codes du 9e art, l’artiste canadien Robert Pasternak donne en effet parole aux couleurs et aux formes géométriques, agencées dans une totale déconstruction des concepts narratifs usuels. Et c’est là sa grande force : le lecteur attentif y comprendra l’histoire, celle d’un vaisseau, d’une galaxie, d’étranges personnages, de belles étoiles… Julien Poitras ne le cache pas : cette BD ne gagnera pas l’adhésion d’une dizaine de milliers de lecteurs. Cependant, comme il a pu le remarquer lors du Festival de BD de Montréal, les gens qui tombent en amour avec ce livre existent bel et bien et ont tous une fibre particulière. Plusieurs, du lot, sont des graphistes et des gens qui ont une certaine connaissance de l’image, mais il y a aussi des curieux, prêts à être déstabilisés.
« Au Québec, on a une offre en bande dessinée qui évolue, qui est très variée. Le lectorat évolue également beaucoup. Je ne suis pas sûr que les propositions qu’on fait cette année auraient été reçues de la même façon il y a dix ans. Mon constat : le lectorat québécois varie ses goûts en matière de bande dessinée et est capable d’apprécier des propositions qui sortent de l’ordinaire », partage Julien Poitras. Afin d’illustrer ce qu’il avance, il attire notre attention sur Vous avez détruit la beauté du monde, un travail universitaire qui a été traduit en bande dessinée. « C’est une approche qu’on n’avait pas vue souvent au Québec et je me réjouis des marques de reconnaissance qu’elle a eues, dont le Prix de la Ville de Québec en 2021. » Ce livre, c’est un ouvrage documentaire collectif, illustré par Christian Quesnel, sur l’histoire du suicide au Québec entre 1763 et 1986. « Je pense également à René Lévesque [documentaire scénarisé par Marc Tessier, mais mettant à contribution plusieurs artistes québécois pour raconter différents épisodes de la vie de l’homme politique] qui, au-delà du personnage, a amené certains lecteurs à lire cette bande dessinée alors qu’ils n’en lisaient pas nécessairement auparavant. […] Je suis heureux qu’on puisse contribuer, comme maison d’édition, à accroître le spectre d’intérêt de la population québécoise de façon générale envers la bande dessinée. »
Quand médecine et BD font bon ménage
Impossible de ne pas évoquer le travail de Julien Poitras comme professionnel de la santé. En tant que doyen, il s’intéresse beaucoup à la formation des jeunes médecins et considère qu’avoir d’autres intérêts — que ce soit la musique, le sport, les voyages, la peinture ou, bien entendu, la bande dessinée — ne peut que leur être profitable. « Cela permet de sortir de ses livres de médecine, mais aussi de s’intéresser à une diversité de clientèles, de cultures, d’habitudes et de milieux socioéconomiques. Ça les module à être capables de s’intéresser à une diversité de gens, qu’ils vont rencontrer au cours de leur pratique. En respectant cette diversité et en étant capables de s’en imprégner, ils pourront interagir de façon plus efficace, développer une relation de soin qui soit significative et qui mène à la résolution positive d’un problème de santé », explique-t-il. Prenons en exemple la BD Géants aux pieds d’argile (projet propulsé par Marc Tessier, signé Alain Chevarier et Mark McGuire), vaste histoire autobiographique dont les trames narratives touchent à la fois les questions de paternité, de conciliation travail-famille, de nouvelles masculinités, du vécu des vétérans de la guerre et de filiation conflictuelle : c’est d’une grande richesse pour comprendre les enjeux, d’un point de vue intime, que peuvent vivre certaines personnes vivant ces défis au quotidien.
Julien Poitras partage aussi avec nous quelques initiatives intéressantes : des écoles de médecine qui invitent leurs étudiants au musée afin qu’ils s’expriment sur leur réalité de soignants grâce au contact de certaines œuvres, ou encore, aux États-Unis, des universités qui proposent aux étudiants de prendre le crayon pour y dessiner en BD (au risque que ce soit des bonhommes à lunettes) leurs premiers contacts avec des patients, comment ils ont géré, et digéré, le tout.
L’art comme thérapie, l’art comme lieu d’apprentissage, l’art comme divertissement.
Voilà donc Moelle Graphik.
Photo : © Faculté de médecine de l’Université Laval