Malaise dans la civilisation

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« Qu'est-ce que c'est qu'ça un manga ? » La question résonne souvent dans le rayon des bédés, devant le panneau MANGA. Commençons par le mot lui-même : il a été inventé par Hokusai, célèbre artiste japonais, au début du XIXe siècle. Le peintre a utilisé les idéogrammes chinois man (involontaire} et ga (dessin) : cela donne dessin spontané ; mais il y a une autre signification (les idéogrammes ont plusieurs sens) qui est : croquis fantaisistes et moralement corrompus. Tout ceci en dit long sur cet art bien décrié. Entrons dans cet univers étrange et mal connu.

Mais qu’est-ce que c’est vraiment ?

C’est une bande dessinée japonaise en noir et blanc, publiée au Japon dans des magazines spécialisés. Ceux-ci sont composés de sections : mangas pour les garçons (shônen), pour les filles (shojo), et pour les adultes (hentai, manga pornographique). S’ils sont populaires au Japon, ils sont ensuite réunis en volumes, puis traduits. Comme je le soulignais plus haut, le manga a une réputation sulfureuse, synonyme d’images violentes et incohérentes.

Un symbole de la culture japonaise

C’est une forme d’expression propre à la culture nipponne. Pour le comprendre, il faut savoir que la société japonaise est sévère, rigide et pleine de codes qui étouffent l’excentricité et l’originalité. C’est un mode d’expression extrême qui leur permet de sublimer les côtés exacerbés de leur personnalité. C’est pourquoi le manga semble si violent et décousu : il contient en substance l’angoisse, la peur ou le désir ; c’est l’explosion d’un malaise à fleur de peau.

A quoi reconnaît-on un manga ?

Le style du dessin est très typé : de grands yeux, de très grosses ou très petites têtes, plutôt rondes ou triangulaires, des expressions très marquées. On y retrouve beaucoup de codes : l’écaille qui tombe de l’œil (le personnage vient de comprendre quelque chose d’évident), le saignement de nez (signe d’une grande excitation sexuelle : cela permet d’évoquer la sexualité tout en respectant la censure), le transpiration, ou encore des idéogrammes exprimant des bruits (qui montrent la honte, la peur, la timidité, etc.). Les mangas sont souvent en format de poche, dans le sens où la langue japonaise doit être lue (de droite à gauche, en commençant par la fin).

Quels sont les éditeurs qui font du manga ?

Glénat, pionnier en la matière ; Tonkam, aux séries hors normes ; Dargaud, synonyme d’importants succès commerciaux ; Casterman, dont la production est restreinte, mais remarquable ; Pika, qui appuie fidèlement ses auteurs ; Panini, avec des mangas pour « lecteurs avertis ». Enfin, nouveaux venus, Soleil, qui fait plutôt dans le shojo manga et Delcourt et ses excellentes séries pour jeunes adultes.

Angoisse existentielle

Je vous présente trois séries qui portent en elles, de façons complètement différentes, un thème cher aux mangas : le rapport homme-progrès.

L’univers de « Eden » rappelle un peu Akira par son côté post-Apocalypse : la population a été décimée par un virus créé par l’homme, qui solidifie les cellules humaines jusqu’à les transformer en fossiles. Ceux qui ont survécu doivent recommencer à vivre en petits groupes, sans savoir s’il y a d’autres survivants, ni où ils sont. Au centre de l’intrigue, Enoa erre dans une Amérique du Sud dévastée, accompagné de Chérubin, un robot anthropomorphe qui le protège. « Eden » porte en elle l’angoisse de l’homme face à son autodestruction par la technologie qu’il a créée.

« Chobits » aborde le sujet sur un ton beaucoup plus léger. Dans cette série, les ordinateurs (« persocon ») ont forme humaine. Hideki, étudiant fauché, trouve une très jolie « persocon » neuve dans les poubelles, qu’il baptise TchIi. Bien que ne recelant aucune donnée, elle fonctionne. Serait-elle un légendaire « chobits » ? Sous des aspects coquins et sympathiques — Hideki est fabuleusement obsédé par les filles — le scénario est complexe et profond. Il y a un livre dans le livre, une clé de compréhension à la question suivante : une machine peut-elle devenir humaine alors que l’homme a oublié sa propre humanité?

L’intrigue de « Tajikarao » se situe dans le Japon d’aujourd’hui. Deux jeunes de Tokyo se perdent dans les montagnes et arrivent inopinément dans un petit village dépeuplé, qui vit ses dernières heures au rythme paisible de la tradition, quoiqu’il soit menacé par les promoteurs. Mais l’esprit du village veille, prêt à déployer sa magie. Bien que fantastique, le combat entre l’homme et le progrès y est réaliste et obsédant, car il est actuel.

Ces trois séries, d’une excellente qualité, sont chacune à la hauteur des grands romans de science-fiction qui posent, ou plutôt qui se doivent de poser, les questions essentielles sur notre condition d’humains. Derrière le manga, il faut trouver l’auteur et son message.

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« Eden », Hiroki Endo, Panini, coll. Generation Comics, 5 volumes
« Chobits », Clamp, Pika Édition, 4 volumes parus
« Tajikarao. L’Esprit de mon village », Jimpachi Môri & Kanji Yoshikaï, Delcourt, coll. Akata, série complète de 4 volumes,

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