Les Nombrils… du monde!

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Karine, Vicky et Jenny, les personnages de la série « Les Nombrils », ont une rue nommée en leur honneur à Bruxelles. C’est dire combien les personnages de Delaf et Dubuc sont célèbres de l’autre côté de l’océan! Pourtant, leurs auteurs sont on ne peut plus québécois. Comme plusieurs autres bédéistes d’ici, ils ont « trouvé éditeur à leur pied » sur le Vieux Continent

Lorsque la scénariste Maryse Dubuc retrace la petite histoire des « Nombrils », on a l’impression de se faire raconter un véritable conte de fées. Marc Delafontaine et elle ont présenté leur projet chez Dupuis, persuadés qu’ils essuieraient un refus. Surprise! La journée même, ils ont reçu un courriel de l’éditeur intitulé « J’adore les Nombrils! ». Quelques jours plus tard, le téléphone sonne : on leur propose une publication hebdomadaire dans le magazine Spirou et un contrat d’édition d’albums de cinq ans. « En plus, ils nous offraient le voyage pour aller les rencontrer à leurs bureaux en Belgique! Il neigeait ce jour-là, tout nous paraissait irréel et féérique », raconte la Sherbrookoise. Dupuis était leur premier choix d’éditeur pour deux raisons : « D’abord, parce qu’ils sont les plus réputés et expérimentés en édition de bande dessinée tout public, mais aussi à cause du légendaire Journal de Spirou qui lance de grandes séries depuis 75 ans maintenant », explique Maryse Dubuc.

Quel effet ça fait d’être publié dans une maison d’édition d’une aussi grande envergure? « Nous avons tout de suite perçu que c’était une chance extraordinaire. Avoir derrière nous une machine aussi puissante et rodée est une bénédiction, surtout dans le marché actuel de surproduction. Nous nous sommes lancés dans notre premier album avec l’énergie de jeunes auteurs qui obtiennent enfin la chance dont ils rêvent depuis des années! », répond la scénariste. Depuis leur résidence des Cantons-de-l’Est, le duo de Delaf et Dubuc a ainsi donné naissance à cinq albums des « Nombrils ». Si elle regrette que les occasions de discuter à bâtons rompus avec l’éditeur autour d’un bon repas soient rares, elle s’empresse d’ajouter que la situation n’est pas si mal qu’il y paraît : « Nous allons en Europe une à deux fois par an et notre éditeur nous visite au même rythme. Au final, nous sommes peut-être même gagnants : rares sont les auteurs qui ont déjà reçu leur éditeur à dormir à la maison, ou qui ont déjà dormi chez la mère de ce dernier (si, si, on a fait ça!) »

Un exil nécessaire?
Impossible de taire la question : lorsqu’on est un auteur québécois, est-il nécessaire de publier en Europe pour vivre de la bande dessinée? « Ce qui est nécessaire, c’est d’être suffisamment rétribué pour pouvoir se consacrer totalement à son art. C’est ça qui est encore trop rare en bande dessinée au Québec. Ce sont les ventes qui permettent à un éditeur d’offrir ces conditions. Serions-nous à plus d’un million d’exemplaires vendus si nous étions édités au Québec? Je ne crois pas. Le marché reste à développer », estime Maryse Dubuc. Pourtant, elle n’écarte pas l’idée de publier un jour au Québec : « Un éditeur comme La Pastèque réalise des livres de qualité et fait un excellent travail de promotion, alors pourquoi pas? Nous avons plein d’idées et d’envies. Pour l’instant, seul le temps nous manque! »

Lorsqu’on y regarde de plus près, plusieurs bédéistes québécois font le choix de publier outre-mer : Guy Delisle (Chroniques de Jérusalem), Thierry Labrosse (« Moréa », « Ab Irato »), Jacques Lamontagne (« Les Druides »), Yves Rodier (« El Spectro »)… La liste est longue et l’exode fréquent. La jeune bédéiste Julie Rocheleau, qui a publié récemment le premier tome de « La colère de Fantômas » chez Dargaud, explique qu’effectivement publier à l’étranger est souvent financièrement avantageux. « Pour ma part, il me semble que tous les auteurs que je connais qui vivent de la BD ont au moins un projet en Europe, aux États-Unis ou au Canada anglais. Oui, pour en vivre, avoir un éditeur hors Québec semble être encore une nécessité, malheureusement. Après ça, le simple fait être publié à l’étranger ne dit rien sur la valeur du travail de quelqu’un, ni d’ailleurs le fait d’arriver à en vivre ou non. C’est juste que ça rapporte généralement plus de sous », dit-elle. Elle ajoute que si elle avait un nouveau projet à présenter, elle l’enverrait au plus grand nombre d’éditeurs possible, peu importe dans quel pays ils se trouvent. « Dur de se limiter au territoire québécois quand c’est notre gagne-pain, mais ça dépend surtout du type de projet qu’on veut réaliser. Si le bon éditeur est au Québec, restons au Québec. »

Gautier Langevin, l’un des cofondateurs de l’organisme Front froid, dédié à la promotion du 9e art québécois, croit que c’est une réalité économique inévitable pour les auteurs qui désirent actuellement vivre uniquement de leur art et que ce n’est pas en soi une problématique. « C’est en la considérant à travers le spectre du développement d’une industrie québécoise que cette situation devient préoccupante. On peut en effet difficilement penser le développement d’une industrie québécoise de la bande dessinée si une majorité des capitaux générés par les titres à fort potentiel commercial s’en vont en France ou aux États-Unis », explique-t-il. « On est confrontés au dilemme de l’œuf et de la poule : comment faire pour attirer un auteur québécois déjà connu en France alors que nous n’avons pas une industrie assez forte pour soutenir les frais que son à-valoir engendrera? Il faut avoir un réseau de distribution français solide, et le goût du risque… Glénat Québec et La Pastèque sont deux bons exemples d’éditeurs québécois qui ont compris cette réalité, et qui tentent de percer le marché français », conclut-il.

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