Tintin, Mafalda, Lucky Luke : quel petit Québécois d’aujourd’hui nommerait ces classiques comme œuvres fondatrices dans son parcours de lecteur? Parce que les créateurs et éditeurs québécois ont évolué, que le regard s’est affiné, que les propositions se sont diversifiées, les jeunes d’aujourd’hui ont accès à une gamme maintenant bien large de propositions, autant sur le plan graphique que sur celui du genre. Pour en témoigner, Les libraires s’est entretenue avec des membres de l’équipe de Presses Aventure et de La Pastèque, deux acteurs incontournables dans le paysage québécois en matière de BD jeunesse.

D’abord, une petite mise en contexte par les chiffres. Selon le plus récent bilan disponible (2021) sur les ventes de livres au Québec, signé Gaspard, la BD la plus vendue l’an dernier a été Astérix et le Griffon. Mais si ce mastodonte qui règne en maître depuis des années trône en tête, attention à la suite : vingt et une des trente BD les plus vendues (adultes et jeunesse confondues) sont québécoises, et quatorze sont signées Alex A., chez Presses Aventure. Il n’est pas gênant d’ainsi affirmer que le Québec a tout à fait pris sa place sur les rayons des librairies québécoises.

Le Québec en avance sur l’Europe
Frédéric Gauthier, cofondateur des éditions La Pastèque et éditeur, se réjouit de l’ouverture du marché québécois aux nouvelles propositions bédéesques. Il ose la comparaison avec la France, « un marché très conservateur où il y a des ouvrages classiques, des maisons d’édition classiques, mais où les one shot ou les BD qui ont une approche un peu différente sont plus difficiles à placer ».

Dans Presses Aventure : le champion commercial de la BD jeunesse au Québec, texte signé Marianne St-Jacques sur ActuBD.com en 2018, Marc G. Alain, président-directeur général chez Presses Aventure, s’exprimait dans le même sens et offrait un pertinent regard historique sur l’évolution de la BD jeunesse et ses influences : « Le marché de la BD au Québec est un marché hybride influencé par la BD traditionnelle franco-belge et par le modèle du roman graphique américain. La BD jeunesse telle qu’on la connaît au Québec est une excroissance des comics américains comme Archie, Peanuts, Garfield, Marvel et DC comics. En Europe, il n’existe pas de marché de BD jeunesse à part entière; l’approche plus large est définie comme “de 7 à 77 ans”. La BD traditionnelle occupe une place importante dans le paysage littéraire européen, mais cette tradition n’est pas entièrement compatible avec la BD jeunesse telle qu’on la définit en Amérique du Nord. La BD jeunesse en Europe, pour le moment, occupe seulement une place marginale, hormis quelques exceptions. »

« Sur le marché français, il reste encore de la place pour de la diversité, d’autres approches et d’autres styles », croit et affirme l’éditeur de La Pastèque, qui publie d’ailleurs des auteurs européens, comme Geoffrey Delinte (La grande métamorphose de Théo) ou Dorothée de Monfreid (La petite évasion). Il nous ramène en 2015 avec Harvey, d’Hervé Bouchard et Janice Nadeau. Un album/roman graphique à forte pagination qui est passé tel un fantôme en France. En Amérique, ce n’est pas moins de neuf prix littéraires qu’il a récoltés, dont le Prix du Gouverneur général. « Même si c’est en train de changer pour la France, c’est encore extrêmement conservateur là-bas, alors qu’ici, les libraires sont prêts à nous suivre », confirme Frédéric Gauthier, dont les succès, notamment du Facteur de l’espace (trois tomes, une minisérie animée en ondes à ICI Radio-Canada à voir absolument, et encore des projets à venir) et de Truffe (prix Yvette-Lapointe, Prix des libraires du Québec et finaliste au Prix du livre jeunesse des Bibliothèques de Montréal), corroborent les dires.

Nouvelles générations
Les suivre, ça veut surtout dire sortir des albums en 64 pages au format classique belge, oser des thématiques autres que l’aventure ou l’humour, délaisser la ligne claire pour plonger dans les aquarelles, les propositions graphiques novatrices, faire éclater les cases pour mieux faire sien ce terrain de sable qu’est la page. « Présentement, pour un jeune lecteur, c’est très, très varié et on assiste réellement à une diversité qui est fabuleuse en BD jeunesse. Si je prends l’exemple de 13e Avenue, de Geneviève Pettersen et illustré par François Vigneault, c’est du noir et blanc, c’est un peu plus “intérieur” comme récit. Clairement, c’est une autre approche et, clairement, je ne sais pas si ça aurait pu être publié, avec le même succès, à une autre époque », exprime Frédéric Gauthier.

Il y a dix ans, 80% des BD jeunesse (source : Lurelu) étaient humoristiques; aujourd’hui, la donne a évolué. « C’est une nouvelle génération de créateurs qui se sont emparé de la BD jeunesse, offre en explication monsieur Gauthier. Peut-être que, pour eux, c’était plus naturel de suivre l’approche qui avait cours avec l’éveil du roman graphique, de verser davantage dans l’intimiste ou des sujets personnels pour le transférer en bande dessinée jeunesse. Après tout, il n’y a pas de raison que le genre ne se décloisonne pas en jeunesse aussi. Je pense que ça a tranquillement éloigné le réflexe naturel de faire des ouvrages dans le genre du Petit Spirou. Il y a, et il y aura toujours, cela dit, de la place pour l’humour et pour la qualité. Le facteur de l’espace, de Guillaume Perreault, Reine Babette de Rémy Simard, c’est clairement de l’humour aussi! » Preuve qu’il s’agit bien de qualité : ces deux titres se retrouvent finalistes au Prix des libraires du Québec, catégorie BD jeunesse.

Autre hypothèse partagée par Frédéric Gauthier pour expliquer ce changement d’orientation de la BD québécoise en général : « Il y a aussi la présence très importante de créatrices, d’autrices et d’illustratrices, qui a amené une nouvelle approche, une nouvelle donne en BD jeunesse. Et ça fait du bien aussi! » On pense alors à Isabelle Arsenault et Fanny Britt qui, avec Jane, le renard et moi ainsi que Louis parmi les spectres, ont proposé des romans graphiques pour les jeunes adolescents qui ont eu un succès d’estime retentissant. Arsenault continue d’ailleurs sur la lancée de la BD jeunesse, cette fois pour les tout-petits, avec sa série sur les enfants d’une ruelle montréalaise dans les poétiques L’oiseau de Colette, La quête d’Albert et La scène de Maya.

Humour, yoga et manga
Cela dit, L’Agent Jean!, la série phénomène signée Alex A., arrivée entre les mains des jeunes lecteurs en 2011, vient cependant démontrer que l’humour a encore la cote : le taux de ventes phénoménales et les files de lecteurs dans les salons du livre confirment

que le genre est là pour durer, et c’est tant mieux! L’équipe de Presses Aventure, qui publie cette série, mais aussi Garfield, Léon et Aventurosaure, valorise la BD jeunesse comme lieu où faire éclore le plaisir de lire : « Ce qui est fantastique avec la BD, c’est la gamme d’émotions qu’elle a le pouvoir de susciter chez les petits et les grands. Une bonne interaction entre le dessin et le texte ainsi qu’un solide sens du timing peuvent créer des situations intenses, tristes, dramatiques… et drôles, évidemment! C’est vrai que notre catalogue est avant tout humoristique; il faut croire qu’on aime rire chez Presses Aventure! C’est aussi parce qu’un livre qui fait rigoler un enfant, c’est un livre qui lui donnera envie de lire. Et faire naître et entretenir le plaisir de la lecture est ce qui nous tient le plus à cœur. Cependant, nous croyons que la bande dessinée est un art dont la puissance et la polyvalence commencent à peine à se révéler au grand public! »

Si Presses Aventure fait certes dans l’humour, la maison ose également s’aventurer dansVinyasa Ninja T.1 : Le pouvoir du yoga, Olivier Carpentier des avenues totalement novatrices, notamment avec la série Vinyasa ninja, une œuvre unique entre manga et livre de postures de yoga, dont l’objectif est d’aider l’enfant à retrouver le calme en lui, grâce à son souffle et à des postures précises. Au côté d’un clan ninja caché dans une forêt, le lecteur apprendra à surpasser ses peurs, à ne faire qu’un avec le moment. « Vinyasa ninja est un bon exemple de la force de la bande dessinée : le manga sert de porte d’entrée à l’apprentissage du yoga, mais à la manière des ninjas. C’est un concept unique qui a des visées plus pédagogiques que nos autres ouvrages. Nous croyons sincèrement qu’il a le pouvoir d’aider les enfants à trouver un peu de calme dans leurs vies souvent stressantes. Cependant, c’est encore une fois le plaisir qu’ont les jeunes à lire et à jouer aux ninjas qui est au cœur du projet. Avec le plaisir et le jeu, on peut faire de grandes choses! »

Au sujet du manga, qui occupait tout de même 25% des ventes totales de BD au Québec en 2021, l’avis de Presses Aventure rejoint celui de La Pastèque : « Les mangas peuvent être une porte d’entrée à la lecture. Il y a là, aussi, une proposition très diversifiée. Nos ouvrages ne sont pas du tout en compétition avec les mangas : je ne dirais pas que c’est complémentaire, mais je dirais que ça développe assurément l’amour de la lecture chez les jeunes. »

Pour le mot de la fin, on tend le micro à Frédéric Gauthier : « Les jeunes lecteurs québécois ont maintenant consommé une grande quantité de BD jeunesse québécoises, ce qui était inimaginable il y a quinze ans, vingt ans déjà. La donne a complètement changé. C’est vraiment excitant et très plaisant de travailler dans cette optique. Ce fut long, mais nous y sommes arrivés : les enfants qui ont actuellement 14, 15 ans ont pratiquement grandi avec de la BD québécoise. Je trouve que c’est vraiment un témoignage du beau succès de toute la production au Québec. En librairie, et même dans les chaînes, tout le monde s’est mis derrière la production. On nourrit le futur lecteur à s’intéresser à la production québécoise et ça, en soi, c’est une merveilleuse réussite. »

 

Trois suggestions de BD jeunesse à lire :
Pol Polaire (t. 1) : Coup de chaleur
Caroline Soucy (Glénat)

Pol Polaire T.1 : Coup de chaleur! - Caroline Soucy

Pol Polaire devrait être le prédateur le plus redouté du pôle Nord. Mais personne ne redoute ce gentil ours blanc. Piètre chasseur, il a un mal fou à attraper des proies pour subvenir aux besoins de ses petits jumeaux, LÉA et LÉO, qui ont toujours faim et qui s’ennuient ferme sur une banquise qui fond à vue d’œil à cause du réchauffement climatique. Pol Polaire peut juste compter sur Brigitte, la rigolote phoquesse qu’il déteste, pour le dépanner en sardines. [Résumé de l’éditeur]

 

 

Mimose et Sam (t. 4) : La saison des collations
Cathon (Comme des géants)

Mimose & Sam T.4 : La saison des collations - CathonSam se réveille de son hibernation, complètement affamé! Il n’a qu’une envie, manger de la confiture d’églantier. Afin de réaliser cette recette, il a besoin de son chaudron chanceux, de petits bois pour le feu, de miel, et bien sûr de baies d’églantier. Engaillardi par son appétit, il quitte le confort de sa chaumière et brave le froid pour partir à la recherche de ces précieux ingrédients. Une quête enlevante sous le signe de l’entraide et de la gourmandise. [Résumé de l’éditeur]

 

Kévin : L’écureuil qui cherchait des arbres
Chloé Baillargeon (Kata éditeur)

Kevin - Chloé Baillargeon

Cette aventure climato-rocambolesque nous plonge dans un monde dystopique tout en nous faisant rire. Découvrez Kevin, l’écureuil attachant et sa famille sympa. Chloé Baillargeon, l’autrice-illustratrice de Wapi Le Wapiti, offre ici son œuvre la plus poussée et la plus réfléchie jusqu’à maintenant. Dans un futur poche, la pollution omniprésente force les humains à vivre comme des astronautes sur leur propre planète. Kévin, un écureuil albinos dont l’optimisme crève les yeux, doit absolument trouver un arbre afin de sauver sa famille. Mais, sur l’Île de Montréal, les arbres ne sont plus qu’un lointain souvenir et l’air toxique tue les derniers écureuils à petit feu. [Résumé de l’éditeur]

Publicité