L’autre Manga (1re partie): pourquoi aimons-nous les mangas?

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L'adaptation des bandes dessinées japonaises, partie de rien dans les années 90, a représenté 45% de la production du marché francophone en 2006! Le manga est devenu un produit culturel répandu à l'échelle mondiale. Bien qu'il soit essentiellement partagé entre shônen (pour adolescents) et shôjo (pour adolescentes), profitons d'une série de deux articles pour aborder ses différents genres, en vue d'élargir l'idée que peut s'en faire le grand public.

Le manga sportif
Le sport trouve un grand allié dans le manga, qui l’a célébré de différentes manières à travers des séries captivantes. Relevant principalement du shônen, où il décline les valeurs de l’amitié, du courage et du dépassement de soi, le manga sportif peut sortir de ce cadre pour traiter d’aspects sociaux ou révéler des contenus esthétiques autrement intéressants.

La série best-seller «Slam Dunk» de Takehiko Inoue met en scène le chef d’une bande de voyous nouvellement arrivés dans un lycée. Ces durs à cuire manifestent leur sens de la camaraderie de façon plutôt explosive. Ainsi, le chef, collectionnant les défaites amoureuses, répond aux railleries de la bande par des coups de boule bien sentis! Pourtant, ce contenu paraissant violent relève davantage du même burlesque que le slapstick de l’âge d’or du cinéma noir et blanc américain et de l’humour de coups de poêle à frire, dans lequel baignaient les Charlie Chaplin, Three Stooges et autres personnages des Looney Tunes par la suite. Cette «violence» décriée dans les mangas ne serait-elle en fait que le reflet d’un conflit de génération?

Sur les conseils d’une jolie étudiante fan de basket qu’il tente de séduire, Hanamichi s’inscrit dans l’équipe de l’école. Mais sa grande taille ne suffit pas à en faire un bon joueur, et il devra se plier avec une ténacité sans bornes à la disci-pline pour en faire partie. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, c’est exactement le type de lecture à proposer aux jeunes rétifs à l’autorité, car plutôt que de finir dans les gangs, ces jeunes ont trouvé une tout autre appartenance. Et l’auteur reprendra intelligemment ces thèmes dans «Real», avec cette fois le basket-ball en fauteuil roulant!

L’œuvre de Mitsuru Adachi tourne aussi autour du sport, et plus particulièrement du base-ball. Dans «H2», Hiro, un talentueux jeune lanceur, voit sa carrière s’effondrer lorsqu’un médecin lui diagnostique un coude de verre. Fier sportif, il se rabat sur le soccer, mais change d’avis à la suite des railleries qu’infligent des joueurs de son équipe aux membres du club amateur de base-ball du collège. C’en est trop pour Hiro, qui renoue avec son ancienne passion pour lui rendre l’honneur qu’elle mérite, alors que la course au championnat commence! La trame peut sembler quelconque, mais tout l’art d’Adachi réside dans de savoureux dialogues, un sens de l’ellipse aiguisé, de nombreux clins d’œil au lecteur et une galerie de personnages bien campés aux interactions explosives. Un vrai shôjo pour garçons!

Comme l’a expliqué Scott McCloud dans son essai L’Art invisible, la BD japonaise se démarque des écoles européenne et américaine par l’étonnante variété des types d’enchaînements entre les cases. La série «Ping-pong» de Taiyou Matsumoto illustre parfaitement cette analyse: l’extrême rapidité des pongistes offre un environnement permettant à l’auteur de multiplier les explorations temporelles et spatiales. Par exemple, dans une page relatant un match, plutôt qu’à la simple illustration d’un échange de balles, on assiste à une incroyable mosaïque de plans et d’instants, comme si le récit s’exprimait plutôt par la somme que par la succession des éléments. Une véritable claque narrative et graphique!

Dans «Subaru, danse vers les étoiles»: le ballet… Pourquoi pas! Subaru est une jeune fille dont le petit frère est alité à l’hôpital, victime d’une tumeur au cerveau. Comme il perd sa faculté de langage, sa sœur garde le contact en lui racontant sa journée et en dansant. Mais son petit frère décède et Subaru, ivre de chagrin, trouve refuge dans la danse classique, et sa formation débute dans un cabaret de travestis! Ce personnage d’écorchée vive ne vivra que par et pour la danse, se sacrifiant corps et âme pour son entraînement, dans un récit qui nous laboure le cœur, sans mièvrerie aucune, avec un dessin à haute charge expressive.

Miyazaki, la poésie et la mécanique
Un des plus grands ambassadeurs de la culture manga est sans conteste Hayao Miyazaki. Ses anime (films d’animation), qui ont conquis un vaste public de jeunes et d’adultes (Princesse Mononoke, Le Voyage de Chihiro, Le Château ambulant, etc.), ont pour la plupart été repris sous forme d’anime comics (BD réalisées à partir des images des films). Mais, à l’origine, Miyazaki a aussi réalisé un manga, «Nausicaä», qui cristallise les thèmes chers à l’auteur: l’écologie, le mythe de l’élu, la guerre et ses maux.

Dans un monde postnucléaire subsistent d’immenses forêts empoisonnées et peuplées d’insectes géants, particulièrement hostiles aux êtres humains. Nausicaä, princesse de la Vallée du vent, possède un don qui lui permet de communiquer avec tous les êtres vivants. Son existence bascule lorsque sa paisible région se retrouve coincée entre deux royaumes en guerre. Nausicaä devra non seulement réconcilier les opposants, mais aussi l’homme et la nature… Ce manga peut sembler difficile d’accès, à cause de ses pages denses aux images touffues, loin des couleurs lumineuses et sublimes dont irradient les films de Miyazaki; mais les univers qu’il crée sont si riches, poétiques et minutieusement complexes que l’effort est largement récompensé.

Miyazaki suscite à coup sûr l’inspiration chez d’autres créateurs: on n’a qu’à penser au ton de l’émouvante fable qu’est La Musique de Marie pour s’en convaincre. En effet, le paisible univers mécaniste qui y est dépeint ne connaît pas la violence. Réglé comme du papier à musique, serait-on tenté de dire, et pour cause: la vie de ses habitants est régulée par la mélodie que répand des cieux une divinité dénommée Marie. Par contre, le sacrifice à accepter pour cette paix de l’âme est scientifique, cette musique bloquant tout progrès technologique au stade de l’automate — une plaie dans cet univers peuplé d’inventeurs! Mais tous les cinquante ans, à un «élu» incombe la lourde décision de tourner la clé, de remonter ou non le mécanisme de la déesse… et on troque le délicieux univers fantastique pour une finale au douloureux questionnement éthique, qui ne laisse pas indemnes les plus émotifs…

Une autre série récemment parue s’avère elle aussi une digne émule de «Nausicaä», en plus de porter un titre évocateur: «Edison fantasy science», qui insuffle une dose d’originalité bienvenue dans l’univers codifié du fantasy: une société d’ingénieurs! Cerné de toutes parts par une falaise insurmontable, et interdisant par ailleurs religieusement toute velléité d’accès au «monde extérieur», ce petit peuple enclavé, comportant toute une caste d’ingénieurs hydrauliciens étonnement créatifs, vit dans une quiétude relative, jusqu’à ce que les attaque une impressionnante bête-machine venue du fond de la rivière… À grands renforts de plans, on pénètre efficacement dans les rouages de la mécanique, et on se laisse porter par l’irrésistible dynamisme graphique d’une ligne où on reconnaît bien la griffe «miyazakienne».

Bibliographie :
Slam Dunk, (31 tomes), Takehiko Inoue, Kana, 11,95$ ch.
Real, (5 tomes parus), Takehiko Inoue, Kana, coll. Big Kana, 14,95$ ch.
H2 (3 tomes parus), Mitsuru Adachi, Tonkam, coll. Sky, 11,95$ ch.
Ping Pong, (5 tomes), Taiyou Matsumoto, Delcourt/Akata, coll. Fûkei, 18,95$ ch.
Subaru, danse vers les étoiles (6 tomes parus), Masahito Soda, Delcourt/Akata, 13,95$ ch.
Nausicaä (7 tomes), Hayao Miyazaki, Glénat, 17,95$ ch.
La Musique de Marie, (2 tomes), Usumaru Furuya, Casterman, coll. Sakka, 20,95$ ch.
Edison Fantasy Science, (3 tomes), Kasahara Tetsuroh, Kami, 15,95$ ch.

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