Imaginaires débridés

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Il faudrait écrire un bouquin entier pour prétendre présenter la bande dessinée de type fantastique, heroic fantasy (HF) et science-fiction (S.F.), tant la production est abondante. Pour aller à l'essentiel, il serait tentant et fort plaisant de revenir sur ces désormais classiques que sont «Thorgal», «Balade au bout du monde» (1er cycle), «Dark Knight returns», «The Watchmen», «La Quête de l'Oiseau du temps», «Flash Gordon», «Les Naufragés du temps», «Valérian», et autres «Incal». Mais bon nombre d'œuvres plus récentes méritent de s'extraire de l'ombre dans laquelle les maintiennent un peu ces classiques inusables.

Les lignes qui suivent n’ont d’autre prétention que de lancer des pistes de lecture susceptibles de plaire même aux lecteurs qui ne sont pas maniaques de ces genres (si c’est votre cas, nous avons un point en commun). Et en fait de piste, la série «Lanfeust de Troy» (scénario d’Arleston, dessin de Tarquin) fait plutôt figure d’autoroute, tant son succès est considérable. Sans se prendre trop au sérieux, elle brasse tous les ingrédients de l’heroic fantasy (magie, trolls, femmes plantureuses) avant de s’en écarter en transposant les protagonistes dans le cosmos et la science-fiction, à la faveur d’un second cycle intitulé «Lanfeust des Étoiles». Paradoxalement, «Lanfeust» tire son originalité de sa forme conventionnelle: se démarquant du gros de la production en S.F. et en HF, où les mises en page éclatées rivalisent avec les effets accrocheurs, la narration s’y déploie sur des planches de quatre bandes. Résultat: les péripéties se multiplient et le lecteur, en refermant l’album, a l’impression d’en avoir eu pour son argent.

Science-fiction
Les amateurs d’épopées interstellaires se régaleront de «La Guerre éternelle» (scénario de Joe Haldeman et dessin de Marvano) ou de «Universal War One» (Bajram); ceux qui préfèrent l’anticipation plus «terre à terre» opteront pour «Le Transperceneige» (Lob, Legrand et Rochette) ou Cyclopes (Jacamon et Matz). Mais un récit ne doit pas nécessairement se projeter dans l’avenir ou dans l’espace pour relever de la science-fiction. Et s’il y a un domaine où notre époque rattrape le futur, c’est bien l’informatique. C’est ce terreau qu’exploite Chris Lamquet avec sa série «Alvin Norge».

On connaissait de ce bédéiste son penchant pour la S.F. et son dessin rigoureux, voire académique (qui rappelle celui de Gillon, cet autre spécialiste du genre). Il fait montre ici d’une pleine maîtrise du médium, d’une réelle modernité et d’un souci documentaire impressionnant (autant lorsqu’il est question de technologies que lorsqu’il parle des États-Unis, où l’action se déroule). «Alvin Norge» démarre sur les chapeaux de roue, alors que le type qui donne son nom à la série, un surdoué de l’ordi, mi-travailleur autonome, mi-pirate, voit une nymphe virtuelle, qu’il a jadis modélisée, se muer en virus informatique en voie de paralyser le pays entier. Chaque tome constitue une course contre la montre. La tension est palpable, la narration, d’une densité exigeante, et les rôles féminins, singulièrement étoffés. Unique bémol: au fil des albums, le trait s’appauvrit, en raison sans doute du passage à la tablette graphique.

Après une S.F. qui se conjugue au présent, voici un récit d’anticipation… rétro! On peut qualifier ainsi la série «Le Pont dans la vase», où l’on devine qu’une catastrophe écologique a ramené les humains en plein XIXe siècle pour les décors et le niveau technique, mais en plein Moyen Âge pour l’obscurantisme. Ce pont interminable traverse un océan de boue nauséabonde, où l’on pêche des asticots géants, des entrailles desquels on extirpe divers artefacts étranges, vestiges d’une civilisation disparue (la nôtre!). Tout le monde vit accroché au pont, les plus démunis près de la surface putride, les plus nantis s’élevant orgueilleusement vers les hauteurs. Les rebelles sont cruellement châtiés par la dictature. Passé maître dans les atmosphères glauques, Sylvain Chomet, réalisateur du dessin animé Les Triplettes de Belleville et scénariste de Léon la Came, est ici fort bien servi par le trait fébrile de Chevillard.

Fantastique
Entre la saga fantastico-médiévale «Millénaire» (efficacement narrée par Richard D. Nolane et superbement dessinée par le Québécois François Miville-Deschênes) et les délires oniriques et gothiques de Neil Gaiman avec «Sandman» (illustrés par une armée de dessinateurs), en passant par le thriller historico-religieux «Le Troisième Testament» (Dorison et Alice) ou les souriantes et superbes légendes de «Sagah-Nah» (François Lapierre, autre Québécois), le spectre s’avère très large. Les nostalgiques de la série télé «X-Files» seront séduits par «Le Chant des Stryges» (Corbeyran et Guérineau), et ceux des «Mystères de l’Ouest» par «W.E.S.T.», série scénarisée par Xavier Dorison et Fabien Nury. Toutefois, c’est chacun de leur côté que ces deux conteurs ont réalisé leurs chefs-d’œuvre, respectivement «Sanctuaire» et «Je suis légion», deux séries que le réalisme du dessin et le sérieux du ton portent à mettre en parallèle.

Nury, pour l’un, tire les multiples ficelles de «Je suis légion»: dans les années 40, un brillant et ambitieux officier nazi dirige un projet secret destiné à créer des super-soldats, pendant qu’en Angleterre, un enquêteur tente d’élucider la mort suspecte d’un riche industriel et qu’en Roumanie, un résistant rejoint un commando allié. Les enjeux de l’intrigue se dévoilent à mesure que ces destins convergent tragiquement, et c’est avec impatience que l’on attend le troisième tome d’une série qui vaut moins pour le dessin esthétisant et avare sur les décors de John Cassaday («Planetary») que pour le scénario complexe et captivant de Nury.

En 2029, un sous-marin nucléaire répond à un signal émanant d’un autre submersible, échoué depuis 1957 aux abords d’un immense temple sumérien englouti. Bientôt, l’équipage devient victime de phénomènes inquiétants, comme s’il était tombé sous l’emprise de ce «Sanctuaire». Comme dans «Je suis légion», les révélations éclairantes et les éléments fantastiques sont distribués avec parcimonie d’abord, avec emphase ensuite. Le dessinateur Christophe Bec livre des décors grandioses, une distribution de choix (on reconnaît notamment William Hurt, Bruce Willis et Johnny Depp!) et des visions cauchemardesques tout juste arrachées à une obscurité abyssale.

Dans le genre fantastique, l’irruption du surnaturel dans le réel a d’autant plus d’impact quand ce réel est planté avec… réalisme. C’est le cas dans ces deux récits, tant sur le plan des personnages que sur celui du contexte historique ou du rythme. Cependant, il y a des créateurs qui font mentir les généralités. Manu Larcenet en est, avec ses personnages caricaturaux qui nous font basculer du rire au drame. Les lecteurs qui apprécient sa veine parodique ou autobiographique pourront mesurer sa polyvalence à la lecture de «Entremondes», série sombre et saisissante où ses dialogues fulgurants et son trait plus déglingué que jamais font merveille.

Bibliographie :
Barthelemy: Le Pont dans la vase (t. 4), Chomet (texte) et Chevillard (ill.), Glénat, 48 p., 16,95$
Môth: Sanctuaire (t. 3), Xavier Dorison (texte) et Christophe Bec (ill.), Les Humanoïdes Associés, 65 p., 23,95$
Vlad : Je suis légion (t. 2),Fabien Nury (texte) et John Cassaday (ill.), Les Humanoïdes Associés, 56 p., 23,95$
Shangaï Hypothèse: Alvin Norge (t. 4), Chris Lamquet, Lombard, 48 p., 15,95$

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