Fouler les planches d’un musée

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Le bédéiste Jean-Paul Eid a gentiment accepté de jouer les guides personnalisés et de nous faire visiter l’exposition La Pastèque au musée, cette fois loin des projecteurs. Il nous parle de BD, oui, mais aussi de démarches artistiques. Révélant des détails inédits sur son travail et celui de ses compères, il nous invite à la découverte et l’émerveillement. 

Le Musée des beaux arts de Montréal (MBAM) n’ouvrira ses portes que dans une heure, mais déjà les autobus scolaires s’agglutinent sur la rue Sherbrooke et les écoliers se précipitent à l’extérieur dans le désordre le plus complet. « Il paraît qu’il y a une super exposition sur la bande dessinée. Je ne sais pas vous, mais moi j’ai vraiment envie d’aller voir ça! », s’époumone le professeur. Le vieux loup a visé juste : une véritable explosion de joie s’élève de la petite troupe, soudainement disposée à marcher droit… du moins droit sur cette exposition fantastique.

Cette fameuse exposition de bande dessinée, c’est celle qui fait les manchettes culturelles depuis maintenant trois mois. Eh oui, les éditions La Pastèque ont fait leur entrée au musée au début du mois de novembre dernier. Quinze auteurs de la maison ont dessiné pour l’occasion une histoire inédite à partir d’une œuvre du musée. Les planches de Michel Rabagliati, Pascal Blanchet, Isabelle Arsenault, Leif Tande, Siris, Pascal Girard, Paul Bordeleau, Pascal Colpron, Cyril Doisneau, Réal Godbout, Janice Nadeau, Marc et Rémy Simard, Patrick Doyon et Jean-Paul Eid sont ainsi accrochées au côté des pièces qu’ils ont choisies, et ce, jusqu’au 31 mars. Peut-être qu’elles le resteront définitivement, car la rumeur veut que le MBAM envisage d’acquérir les nouvelles œuvres, mais il vaut mieux courir visiter l’exposition pendant qu’il en est encore temps. Nous, en tout cas, c’est ce que nous avons fait.

Derrière les portes closes
Vous croyez qu’un musée fermé est silencieux? Détrompez-vous! Telles de petites fourmis ouvrières, des dizaines d’employés s’affairent à déplacer, déballer, réparer, nettoyer, avant que le rideau ne se lève. C’est dans cette ambiance d’arrière-scène que la visite commence. Pourtant, le bruit s’estompe à mesure que nous approchons de la salle d’exposition, comme si les œuvres aspiraient soudainement la cacophonie pour laisser la place à la contemplation. Et le travail des quinze bédéistes mérite en effet d’être contemplé avec respect. « Plusieurs ont vu dans cette exposition une consécration pour la bande dessinée québécoise. Je pense que c’est d’abord et avant tout une impressionnante démarche artistique », partage Jean-Paul Eid.

Penser la bande dessinée comme un objet d’art qui sera exposé, ce n’est effectivement pas la même chose que de créer un album imprimé. « Dans un musée, on n’a pas le même rapport à la lecture; les gens viennent d’abord pour regarder, pas pour lire. D’ailleurs, notre plus gros questionnement a été de déterminer si nous allions ou non utiliser les bulles. » De son côté, le créateur de Jérôme Bigras a préféré faire sans. Plusieurs ont pris la même décision, laissant l’image parler d’elle-même tout en conservant la scénarisation et le découpage qui caractérisent la BD, tandis que d’autres ont gardé les phylactères. Certains sont même allés à la frontière des genres. Le projet de Pascal Blanchet, par exemple, est un énorme tableau à même une planche de bois contreplaqué, clin d’œil à la chaise qu’il a choisie. Cyril Doisneau, lui, propose aux visiteurs un photomontage complété par des dessins à l’encre de Chine.

Il y en a assurément pour tous les goûts. Tableaux, sculptures, tourniquet (!), affiche, étoffe de tissu : la collection du MBAM se dévoile également dans toute sa diversité. « Plusieurs ont vu l’œuvre qu’ils avaient choisie pour la première fois lors du vernissage », dévoile notre guide improvisé. En effet, ils ont été beaucoup à travailler à partir de photographies, car plusieurs des pièces parrainées dormaient dans le sous-sol du musée. Certaines n’étaient également pas éligibles au projet de La Pastèque : « Au début, j’avais choisi une œuvre maîtresse de la collection du Musée et on m’a rapidement indiqué qu’il était impossible d’utiliser le tableau », raconte Eid. Pas question de déplacer la précieuse toile dans une autre salle! L’auteur du Fond du trou s’est donc rabattu sur Le solitaire de Bertram Brooker et, sincèrement, nous ne pouvons que nous en réjouir.

Les oubliés de la modernisation
« Je ne connais pas Bertram Brooker et j’ai surtout vu dans son tableau une œuvre ouverte qui donnait beaucoup de possibilités. À partir de ce personnage mystérieux, j’ai imaginé une histoire de hobos qui sillonnent le pays à la recherche d’emploi. » Les hobos, ce sont ces milliers d’hommes qui se sont retrouvés à la rue pendant la grande dépression des années 30, victimes de l’arrivée de la machinerie et de la modernisation. Unis dans leur misère, ils gravaient sur leur chemin des symboles pour guider ceux qui suivraient. C’est cette histoire de misère, de solidarité et de chemin de fer que Jean-Paul Eid raconte, délaissant son trait humoristique pour nous envelopper d’un crayonné chaud, plein de nuances et de détails.

« Le grand art est essentiellement inutile, au sens pratique. Il n’a d’attrait que pour l´esprit », disait Bertram Brooker. L’artiste canadien décédé en 1955 n’a pas tort et ceux qui s’entêtent à voir les bédéistes comme des griffonneurs d’histoires tout au plus divertissantes devraient courir au MBAM pour comprendre enfin que la bande dessinée est un art à part entière. « Est-ce que c’est un art aussi important que la peinture? Je ne sais pas, mais c’est certainement un art au même titre que le cinéma », tranche Eid.

 

Pour ceux qui ne sont pas en mesure de se déplacer à Montréal pour voir l’exposition, La Pastèque a publié un livre-anniversaire dans lequel vous retrouverez les projets complets de chacun des quinze bédéistes, en plus d’une mine d’information sur la création de la maison d’édition qui célèbre ses 15 ans.

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