Essais BD: Problèmes d’images

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Si les écrits restent, les images semblent plutôt avoir tendance à s'envoler. Souvent qualifiée d'«art sans mémoire», (nombreux classiques non réédités, auteurs importants disparus du marché des librairies, séries jugées non rentables stoppées par les éditeurs...), la bande dessinée a l'impérieuse nécessité de résister à une dynamique de stricte consommation de nouveautés et de favoriser l'accès à son corpus, notamment en accroissant sa production théorique. Mais histoire de vous démontrer que tout est loin d'être perdu, nous vous proposons une revue d'essais récents sur la bande dessinée!

Autour de la BD
Thierry Groensteen, ex-directeur du Musée de la bande dessinée d’Angoulême et fondateur des Éditions de l’an 2, rédige des ouvrages sur l’histoire et l’esthétique du 9e art depuis une vingtaine d’années. Son nouvel essai, Un objet culturel non identifié, tente de situer la bande dessinée dans le paysage culturel en répondant à quelques questions fondamentales sur son statut et sa pertinence artistiques, ses origines historiques, son relais critique et ses problèmes d’image (!), voire de noblesse. L’originalité de ce livre réside dans le fait qu’il conservera au fil des pages, en tant qu’horizon de réflexion, les jeux d’influences socioéconomiques à l’origine du manque de valeur symbolique accordé au médium. En effet, si on lui accorde encore peu de crédit culturel, c’est qu’il se trouve mal identifié — il est passé inaperçu lors de son apparition —, qu’il s’est développé à l’écart de toute attention savante, et qu’après un siècle et demi d’existence, la BD n’est encore que rarement appréhendée dans sa spécificité et sa diversité. Malgré ses inclinaisons polémistes, la somme d’analyses contenue dans l’ouvrage permettra au lecteur d’élargir ses perspectives et d’affiner sa pensée sur le médium, qu’il soit en accord ou non avec l’auteur.

Bel ouvrage multidisciplinaire, Bédé, ciné, pub et art résulte d’un colloque international tenu à Lausanne sur les interrelations et les rapports hiérarchiques entre «les formes d’expressions et les différents médias de communication textuelle et visuelle». Par exemple, en examinant la citation de la peinture, de la tapisserie médiévale et des références cinématographiques en BD, et l’influence de la chronophotographie sur elle, ou l’ambiguïté des rapports réciproques (on imite ou on cite?) entre la publicité et l’art, les nombreux intervenants remettront en cause les genres et les catégories. Ce faisant, ils interrogeront «la logique des classements qui fonde les champs culturels et leurs définitions», quelquefois de manière absconse (pardonnons aux universitaires), mais heureusement toujours pertinente!

Sur la BD
L’ultime numéro de la revue L’Éprouvette clôt l’une des plus audacieuses entreprises de remise en question et d’ouverture de la bande dessinée: un pavé dans la mare, bien éclaboussant! Cette aventure ultracritique menée par Jean-Christophe Menu (Plate-bandes) — car fondée sur le constat de l’absence actuelle de réelle critique dans l’univers très consensuel du microcosme, c’est-à-dire du monde fermé de la bande dessinée industrielle — propose d’abord une rétrospective historique du discours critique en BD, puis tente de voir si la notion d’avant-garde peut aujourd’hui s’appliquer au médium. On traitera entre autres de nombreuses œuvres ayant transgressé les frontières communément admises; on ira de quelques coups de gueule bien sentis et parfois hilarants, entre autres sur les fameux chasseurs de dédicaces ou la récupération de l’autobiographie; et on règlera quelques comptes avec l’Association des critiques de BD, qualifiée d’Association des échotiers de la BD, qui n’auront retenu que l’aspect vindicatif de L’Éprouvette, s’abstenant de tout discours sur l’analyse nécessaire et salutaire qu’elle aura assénée, le tout sous une maquette magnifique!

La revue annuelle Neuvième Art en est quant à elle à sa treizième année d’existence et continue à s’imposer comme la principale revue de fond de la discipline, l’une des seules à ne pas être tombée sous la coupe de la pipolisation et du recensement indifférencié de la production. Chaque numéro nous offre un important dossier sur le nouveau Grand Prix d’Angoulême, LA consécration du métier (cette année: Lewis Trondheim), en plus de dossiers critiques (BD et philosophie, le scandale des caricatures de Mahomet) et historiques (analyses de planches récemment acquises par le Musée de la bande dessinée), d’actualités économiques, ainsi que d’une solide section de comptes rendus des nouveautés marquantes de l’année écoulée. En somme, un incontournable, dans la lignée des défunts Cahiers de la bande dessinée.

Dans la BD
Chaque mois nous emmène son inévitable nouveauté sur l’œuvre d’Hergé, l’inépuisable fonds de commerce et chasse gardée de Nick Rodwell, mari de la légataire des droits du père de Tintin! Que ce soit une biographie de la Castafiore ou de Tournesol, un documentaire sur les modèles réduits de voitures ou les timbres produits à partir des aventures du célèbre reporter, tout sujet relié à Tintin semble s’avérer propice à l’édition… mais trop souvent traité au détriment de ce qui a vraiment compté dans la renommée d’Hergé: son souci de la narration. Et voici une belle exception que ce livre, Les Mystères du Lotus bleu, un voyage au cœur de l’album charnière de l’œuvre de Georges Rémi, offrant dans une langue accessible la quantité de détails croustillants que peut en révéler une lecture approfondie — en l’occurrence celle de Pierre Fresnault Desruelle, l’un des éminents sémiologues du médium, spécialiste d’Hergé. S’attardant bien sûr à la première version en noir et blanc du Lotus, il dévoilera au lecteur, depuis la rencontre essentielle de Tchang Tchong-jen, quelle prise de conscience aura effectuée le père de la ligne claire pour quitter le portrait approximatif et condescendant des autres civilisations qu’il faisait jusqu’alors, pour approcher le souci documentaire, le trait assoupli et épuré ainsi que le réel travail de création au niveau du découpage qui ne l’ont plus quitté par la suite. Mentionnons également la qualité du travail de reproduction des planches de cet indispensable fascicule…

Bibliographie :
Un objet culturel non identifié, Thierry Groensteen, Éditions de l’an 2, coll. Essais, 206 p., 33,95$
Bédé, ciné, pub et art, d’un média à l’autre, Philippe Kaenel et Gilles Lugrin (dir.), Infolio, coll.Testimonia, 288 p., 21,95$
L’Éprouvette (no 3), Collectif, L’Association, 576 p., 40,99$
Neuvième Art (no 13), Collectif, Éditions de l’an 2, 282 p., 34,95$
Les Mystères du Lotus Bleu, Pierre Fresnault Desruelle, Éditions Moulinsart, 32 p., 16,95$

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