La revue Les libraires m’invite à commenter quelques planches de bande dessinée, un exercice auquel je suis rompu, après trois décennies à dispenser des sessions d’ateliers de BD et plus de quinze ans de diapo-conférences. Un exercice qui me passionne encore. Pour leur part, les créateurs y voient un intérêt très variable : pour un Mikaël, un Philippe Girard ou un Christian Quesnel qui analysent et dissèquent leur narration en images avec verve et enthousiasme, j’en connais cinq fois plus qui disent fonctionner à l’instinct et ne goûtent guère les plaisirs de la dissection. J’ignore dans quelle catégorie se situent les cinq bédéistes qui suivent et dont vous pouvez lire les planches ici, mais je sais cependant qu’une bonne part des lecteurs adorent se pencher sur la mécanique et le langage de ce médium formidable.

Michel HELLMAN (voir ici)
Les œuvres dites de commande obéissent à des contraintes, c’est pourquoi toutes les planches considérées ici sont carrées, un format plutôt inusité dans le 9e art. À la contrainte de la planche carrée, Michel Hellman répond par seize cases… carrées! Dans le jargon de la BD, on surnomme « gaufrier » les mises en page aux cases symétriques.

Comme dans ses albums Mile End et Nunavik, Hellman manifeste un souci d’authenticité qui se traduit graphiquement par un trait proche du crayonné, et un lettrage à l’avenant. Son approche du médium ne met pas l’accent sur l’esthétisme mais sur une spontanéité propre au carnet de croquis, qui veut restituer la vérité du moment, de la scène.

Le texte est ici particulièrement bien intégré aux images. La conversation est animée, les paroles fusent de partout, les bulles se multiplient, mais sans nuire à la lisibilité de l’ensemble. La source électronique de la voix qui annonce la fin abrupte du repas est figurée par une bulle en pointes, une convention qui évoque l’électricité (comme la queue du Q dans le logo d’Hydro-Québec!). Dans la dernière bande, le bavardage de la famille est disparu, ce qui rend le silence encore plus saisissant… et la finale encore plus secouante.

Julie ROCHELEAU (voir ici)
D’abord illustratrice, Julie Rocheleau a du métier pour ce qui est de composer non seulement ses images, mais également ses planches. Cette « planche-tableau » est équilibrée, fluide, juste assez aérée, juste assez dense, en plus d’illustrer parfaitement deux caractéristiques du médium bande dessinée : l’élasticité des cases et le sens de lecture.

Les vignettes panoramiques étirées sur toute la largeur de la planche sont idéales pour représenter la course folle d’une auto, tandis que celles en format portrait font bien ressentir la hauteur du cap. Elles s’adaptent en quelque sorte à leur contenu, un atout appréciable… auquel renoncent toutefois nombre de bédéistes adeptes du « gaufrier » (notamment trois des cinq ici présentés).

La BD exige deux niveaux de lecture : on doit lire le texte ET les images. L’action se déroule ici de la gauche vers la droite, la mise en scène s’harmonisant aux règles de la langue française.

Quant au récit, il nous saisit par son humour très noir et par le contraste entre, d’une part, la dangerosité de la situation de ces « Thelma et Louise » de papier et, d’autre part, la teneur des réflexions sociophilosophiques de l’une d’elles (il y a du Calvin et Hobbes là-dedans!).

Sophie BÉDARD (voir ici)
À propos de contraste, Sophie Bédard opte pour une mise en page symétrique qui tranche avec son trait tout en courbes que rehaussent des couleurs chaudes. Le ton est mélancolique, l’écriture poétique. Le fond et la forme sont ici harmonieusement fusionnés : les métaphores relèvent de l’image autant que du verbe. Rien n’est gratuit ni superflu. La bédéiste raconte admirablement l’amour, l’ouverture à l’autre, la rupture, la résilience, les masques que l’on se compose pour favoriser le bien-être… Elle exprime tout ça avec un dépouillement et une évidence qui siéent bien au médium, qui tutoient un certain idéal narratif.

Jacques GOLDSTYN (voir ici)
Vétéran qui accompagne depuis 1981 des générations de jeunes lecteurs du magazine Les Débrouillards, Jacques Goldstyn a développé un trait aussi vif qu’économe. Il arrive à composer des images de taille réduite sans sacrifier leur lisibilité ni la clarté narrative. Il sait aller à l’essentiel, en accord avec la nature même du 9e art.

La délicatesse du dessin, la bienveillance du ton, la douceur des couleurs n’empêchent pas Goldstyn de nous servir une chute d’autant plus percutante qu’elle est inattendue. La métaphore du sablier nous bouscule aussi. Deux cloches de verre qui montrent bien que la transparence est cruelle.

CATHON (voir ici)
Cathon met en images un extrait de L’épiphanie dans le front de l’autrice et poète Erika Soucy. Un extrait qui tient en deux phrases, mais qu’on peut méditer longtemps… L’eau est représentée à perte de vue, dans l’immensité, mais aussi dans la proximité, à portée de mains. Aux deuxième et troisième cases, la bédéiste use du plan subjectif, un procédé qui consiste à faire voir à travers les yeux d’un personnage. Pour chaque vignette, les auteurs de BD déterminent quel sera le point de vue du lecteur. C’est dire que, par la mise en scène, notamment en ce qui a trait à la composition de l’image, les bédéistes « placent » non seulement les personnages, les éléments de décor et le texte, mais également le lecteur!

Dans la première case, on est tenu à distance, observant de loin un baigneur ou une baigneuse. Pour les deux images suivantes, Cathon nous met dans la peau de ce personnage, qui n’a ni visage, ni silhouette, ni genre : ce peut être chacun de nous. Son anonymat se conjugue au plan subjectif pour favoriser l’identification du lecteur au personnage — un choix de mise en scène qui traduit parfaitement le « nous » indéterminé qui est utilisé par Soucy dans son texte.

Donner une forme graphique à l’introspection constitue un réel défi; Cathon a choisi la monochromie, la douceur. En résulte une BD prégnante.

 

Michel Giguère
Médiateur BD depuis 1989, Michel Giguère conçoit et anime Les Rendez-vous de la BD, à la Maison de la littérature de Québec. Il a coécrit avec Michel Rabagliati Paul : Entretiens et commentaires, paru à La Pastèque.

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