Corée: Le spectre de la déchirure

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On sait très peu de choses à propos de la littérature qui nous provient de la Corée du Sud (on en sait encore moins de celle du Nord), que l'on surnomme le pays du Matin calme. Les traductions de romans coréens en français sont rarissimes, et les quelques échos qui nous parviennent sont pour la plupart hantés par la guerre qui déchira le pays entre 1950 et 1953, menant à l'actuelle division entre la Corée du Nord et celle du Sud.

Ainsi, une bonne partie des écrits de Yi Munyol comme Le Poète (Babel) ou L’Île anonyme est traversée par ce souvenir pénible. Mais par les temps qui courent, ce ne sont pas les écrivains coréens qui ont la cote, mais bien les dessinateurs de manwahs (c’est ainsi que l’on nomme la bande dessinée coréenne). Fait à noter: les manhwas ne doivent pas être confondus avec les mangas japonais. L’esthétique coréenne en bande dessinée est d’ailleurs beaucoup plus diversifiée qu’au Japon, et on sent nettement une ouverture aux influences extérieures.

Aux Éditions Casterman, où on a fondé en 2004 la collection Sakka, consacrée à la valorisation du neuvième art japonais, on a senti que le vent allait bientôt tourner et qu’en raison de la frénésie actuelle que suscitent les mangas, le public allait inévitablement s’intéresser à la bande dessinée coréenne. Avec le lancement de la collection Hanguk (qui signifie simplement «Corée»), l’éditeur a visé juste et bien en publiant notamment L’Amour est une protéine de Choi Kyu-sok, un recueil d’histoires courtes parfumées de cynisme et d’humour surréaliste. Un exemple: un homme-poulet n’a d’autre choix que de vendre son fils à la rôtisserie du coin, laquelle se fera un honneur de le livrer rapidement à trois colocataires affamés. Derrière ses airs de dérision, le petit univers de ce jeune auteur né en 1977 contient des pistes de réflexion solides sur les règles de la société coréenne, l’amitié et l’art du savoir-vivre… Pas mal pour un créateur qui, en outre, possède un trait fort polyvalent.

Toujours dans la collection Hanguk, on peut découvrir Appartement (2 tomes), un récit fantastique de près de 750 pages dans l’esprit du Cercle du Japonais Koji Suzuki (popularisé surtout grâce au film qui en fut tiré), qui a valu à son auteur, Kang Full, un succès monstre en Corée avant d’être adapté au cinéma. Un jeune homme découvre un jour, en regardant par la fenêtre de son appartement, que les lumières des appartements de la tour d’en face s’éteignent toutes simultanément à 21h56. Ce curieux phénomène a-t-il quelque chose à voir avec les suicides et les morts subites de plusieurs habitants des
«Tours de la chance»? Construit à la manière d’un casse-tête où les points de vue de plusieurs habitants se répondent et s’entrecroisent, Appartement ne passera peut-être pas à l’histoire pour la qualité de son dessin, plutôt naïf et immature pour un récit supposé nous donner froid dans le dos. Non, c’est en fait la finesse de la construction de son scénario qui, malgré quelques longueurs (on aurait pu se contenter d’un seul volume de 500 pages), risque de fasciner les amateurs de manhwas au ton différent. Du côté de la science-fiction, on note la publication récente de Fantôme, un thriller d’anticipation violent et nerveux de facture remarquable. L’introduction de cet album «one-shot» signé Suk Jung-hyun vaut à elle seule le détour: un jeune homme attend celle qu’il aime au coin d’une rue quand une explosion retentit dans le dos de la jeune fille, semant chaos, destruction et mort. S’ensuit une rocambolesque histoire de terrorisme, de manipulation des médias et des forces de sécurité. Servi par un dessin réaliste et un découpage alerte, Fantôme est un exemple probant de l’influence des comics américains sur la bande dessinée coréenne. Le recueil d’histoires courtes intitulé Feux, de Oh Se-young, vaut enfin lui aussi le détour en raison de la diversité de son esthétique. L’auteur est aujourd’hui considéré comme l’une des figures dominantes de la bande dessinée en Corée. Et, si on examine de près son travail, marqué par une relecture humoristique ou caustique de la séparation entre les habitants des villes et ceux des campagnes, on se rend compte qu’il y a chez lui aussi une forte influence américaine (à commencer par celle du grand Will Eisner).

Une des historiettes les plus marquantes de Feux est celle de «La vieille blague en cuir», qui relate un épisode de la guerre de Corée. Pour plonger encore plus profondément dans la blessure qu’a subie le pays et qui continue de hanter les créateurs de Corée, il faut absolument aller voir du côté de l’œuvre de Park Kun-woong, sans doute le plus brillant créateur de manhwas du moment. Né en 1972, il a rapidement imposé son style, qui se distingue de l’influence asiatique et rejoint une esthétique européenne avec ses textures uniques obtenues grâce à la gravure sur bois et à sa mise en couleurs, subtile et chaude. En plus d’être un tour de force éditorial de la part des Éditions Casterman, la publication de Fleur (dans la très pertinente collection Écritures, cette fois), un récit en trois volumes couvrant un peu plus de 1100 pages, est une relecture personnelle et forte du conflit. Le rythme, les couleurs et le trait sont sans égal, et on parvient au bout du marathon profondément remué. L’auteur aura mis cinq ans à créer ce chef-d’œuvre, et on comprend pourquoi. Et le sujet semble intarissable, puisque le même Park Kun-woong a aussi réalisé en compagnie de Chung Eun-yong (de cinquante ans son aîné) un autre pavé: Massacre au pont de Nogunri (Vertige Graphic / Coconino Press). Cette fois, c’est un épisode précis de la guerre de Corée qui est relaté ici, alors que trois cents civils ont été faits prisonniers sous le feu nourri de l’armée américaine pendant quatre jours: cet ouvrage représente un autre événement éditorial, une œuvre de courage qui dénonce la déshumanisation de la guerre. Décidément, les Coréens n’ont pas fini de panser leurs blessures et de vivre avec leurs fantômes…

Bibliographie :
L’Amour est une protéine, Choi Kyu-sok, Casterman, coll. Hanguk, 174 p., 25,95$
Appartement (2 tomes), Kang Full, Casterman, coll. Hanguk, 400 p. et 352 p., 31,95$ et 29,95$
Fantôme, Suk Jung-hyun, Casterman, coll. Hanguk, 180 p., 29,95$
Feux, Oh Se-young, Casterman, coll. Hanguk, 280 p., 29,95$
Fleur (3 tomes), Park Kun-woong, Casterman, coll. Écritures, 129,95$ (le coffret de trois volumes)
Massacre au pont de No Gun Ri, Park Kun-woong et Chung Eun-yong, Vertige Graphic /CoconinoPress, 624 pages, 54,95$

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