Adulés par certains et boudés par d’autres, les mangas ont, depuis leur apparition dans la francophonie, polarisé le lectorat. Rares sont les lecteurs qui s’y plongent en dilettante, et pourtant c’est un univers des plus vastes où l’offre bédéesque abonde. Afin de vous en convaincre et pour démystifier le genre, Les libraires s’est entretenue avec Nicolas Robinson, libraire chez Planète BD depuis plus d’une décennie.

« À la base, un manga, c’est tout simplement une bande dessinée japonaise. Il y a trois grandes écoles de la bande dessinée, et chacune possède ses propres codes : il y a le comic américain, la BD de type européenne, et finalement le manga, qui est la catégorie la plus nombreuse en termes de parutions mondiales », nous explique d’entrée de jeu Nicolas Robinson. Le manga se caractérise ainsi par son rythme de publication rapide, sa présentation en noir et blanc, ses personnages effilés aux grands yeux expressifs (grâce à l’apport de l’incontournable Osamu Tezuka), et son sens de lecture, de la droite vers la gauche, nous rappelle le libraire, soulignant que, par le passé, certaines adaptations du sens de la lecture par les éditeurs francophones avaient eu cours, créant au passage quelques erreurs et maladresses. Cette pratique, inutile, est aujourd’hui abolie.

Doutez-vous de la popularité des mangas en Occident? Au Québec, en 2020 seulement, il s’est vendu 126 139 mangas, pour un total de 1 826 997$. Dans l’univers de la bande dessinée en général, le manga arrive au deuxième rang avec 16% des parts du marché québécois, derrière les albums de type européen. En France, c’est un peu plus d’une BD vendue sur trois (40%) qui est un manga. Et force est de constater que les amateurs sont réellement investis : « Les lecteurs de mangas sont plus indépendants que la plupart des autres clients en librairie. Beaucoup ont appris le japonais presque d’eux-mêmes, en regardant des épisodes sous-titrés d’animes. Ils se tiennent énormément au courant de ce qui se passe, des tendances. Certains vont demander des conseils, mais c’est assez rare », note Nicolas Robinson.

LA TRAVERSÉE DU JAPON À LA FRANCE
Au Japon, l’industrie autour du manga diffère de ce qu’on connaît en Occident, notamment par le fait que les mangas paraissent d’abord en magazines, et que seuls les meilleurs bénéficient d’une publication en format papier et d’une évolution en tomes subséquents. Nicolas Robinson explique qu’au Japon, le manga n’est rien de moins qu’une méga-industrie. Pour preuve, sur les quais des métros, donne-t-il en exemple, il y a des bacs de recyclage uniquement dédiés à la récupération des volumes et magazines terminés! La rumeur voudrait également que le rythme des chapitres soit calculé pour que ceux-ci puissent être lus entre deux stations de métro.

Le premier manga à avoir vu le jour sur le marché francophone est Akira, découvert par Jacques Glénat lors d’un voyage d’affaires au Japon. L’éditeur pressent alors le succès, achète les droits sur le titre et le publie en 1990. « À la base, nous partage Nicolas Robinson, cette édition d’Akira avait été adaptée à notre sens de lecture et le noir et blanc avait été mis en couleur pour le marché francophone. Cette série a été la porte d’entrée de beaucoup de gens vers les mangas. »

Moins de cinq ans plus tard arrive la publication Dragon Ball, qui sortira après la diffusion des dessins animés, et qui viendra consolider l’idée que le manga vient combler un besoin de lecture bien présent chez les jeunes. En entrevue à Radio France international, Benoit Huot, éditeur manga chez Glénat, explique que lorsque Dragon Ball a paru, il n’y avait alors, en termes de bande dessinée, que très peu de choix outre les superhéros en comics, qui avaient à l’époque très peu la cote. « Donc, il y avait un lectorat qui n’avait rien à se mettre sous la dent », exprime-t-il. Le rythme de publication d’un tome aux deux mois, doublé du nombre de pages (environ 200 par volume), contribuait à la formule gagnante, évitant ainsi aux adolescents d’attendre un an, voire deux, pour lire la suite d’une histoire, et sur seulement 48 pages. Et, bien entendu, tous ces adolescents qui avaient grandi en écoutant les Minifée, Goldorak, Candy Candy et Albator étaient un public préparé à l’aventure narrative qu’offraient les mangas.

SORTIR DES PRÉJUGÉS
D’entrée de jeu, notre spécialiste fonce : « Le manga est un peu à la BD ce que la BD est aux autres genres littéraires. Car même à l’intérieur du milieu de la BD, les gens vont dire que le manga n’est pas une vraie BD. Il y a donc encore du travail à faire pour remonter l’image et désamorcer les préjugés. »

Conscient de l’idée tenace qui voudrait que les mangas ne présentent que des scènes de combat, il explique : « Le préjugé que le manga n’était qu’une affaire de coups de pied, comme on le voyait dans Akira et Dragon Ball, a longtemps duré. Mais c’est comme si on jugeait aujourd’hui la radio en disant que tout était comme ce que fait Jeff Fillion, par exemple. Dans le monde du manga, il y a autre chose qui existe que des combats. D’ailleurs, ça, c’est un genre, qui s’appelle le shônen. » Il existe effectivement des mangas pour tous les goûts et tous les âges (chaque genre porte son nom, d’ailleurs), que ce soit pour la femme au foyer, les secrétaires ou les retraités, mais également pour le gastronome, le gestionnaire d’hôtel, l’amateur de golf, celui qui souhaite confectionner son pain ou même celui aux prises avec des hémorroïdes!

Comme l’offre est à ce point foisonnante et ciblée, notre libraire spécialiste peine à conseiller un titre de manga pour celui ou celle qui, pour la première fois, voudrait se lancer dans le genre. Il nomme néanmoins la série Bakuman, puisqu’elle représente une incursion dans les coulisses du genre : on y suit deux jeunes qui se mettent au défi de produire le meilleur manga jamais produit. « On se trouve à comprendre comment ça fonctionne, et la série est vraiment intéressante », appuie-t-il.

QUOI SE METTRE SOUS LA DENT
Avec ses 100 millions d’exemplaires vendus depuis sa création en 2016, on ne peut passer sous silence la série Demon Slayer. Même chose pour les quatre-vingt-dix-sept volumes de la série One Piece, d’ailleurs élus meilleurs mangas par un panel composé de 150 000 Japonais. Pour les plus jeunes, les titres qui cartonnent actuellement sont notamment Chi, une vie de chat et Les pounipounis. « Pour les plus vieux, One punch man est dans la veine méta de Dragon Ball, avec des histoires de combat, second degré. On y suit un personnage super fort dans des combats où tout le monde veut connaître le secret de sa force : mais il ne s’en cache pas, il fait 100 push-up par jour, il a un jour perdu ses cheveux et il est devenu fort. Mais personne ne le croit, alors que c’est la vérité. Le personnage devient blasé, à force de ne trouver personne de son calibre. C’est très drôle », conseille le libraire. Mais le réel coup de cœur de Nicolas Robinson, c’est Gloutons et Dragons de Ryoko Kui : « Tu as un groupe d’aventuriers, prisonniers dans un donjon. Lorsqu’un d’entre eux est dévoré par un dragon, ils ont une semaine pour le libérer avant qu’il ne soit digéré. Mais ils n’ont rien à manger. Ils commencent donc à cuisiner les monstres qu’ils tueront. Ce qui est drôle, c’est que le tout est présenté comme une vraie recette. C’est super bien fait », partage-t-il. Il souligne également, tant qu’à parler gastronomie, le succès de La cantine de minuit, avec son adaptation sur Netflix, et Les gouttes de Dieu, une série sur l’univers du vin qui a rassemblé un public jusqu’alors éloigné du genre : « On a vu des cinquantenaires venir acheter des mangas pour la première fois. Avec un volume aux trois mois, certains ont été surpris du rythme! » Et finalement, il propose Le tigre des neiges, l’épopée d’un puissant seigneur de guerre de l’époque Sengoku qui serait en réalité une femme, et Dans l’abîme du temps, l’excellente adaptation des textes de Lovecraft par Gou Tanabe, illustrateur au style hyperréaliste qui a remporté le Fauve de la série à Angoulême.

Vous souhaitez obtenir des suggestions personnalisées? En découvrir davantage? Rendez-vous chez Planète BD ou chez votre libraire indépendant pour des conseils avisés.

 

© Franciosa

L’INCONTOURNABLE : JIRŌ TANIGUCHI
En 1970, Jirō Taniguchi publie Un été desséché, première œuvre qui ouvrira la voie à une pléthore d’ouvrages de grande qualité. Ce mangaka n’aura pas peur de se diversifier et de butiner dans tous les genres, de la fresque historique au polar, du western à la saga animalière et au récit intimiste, dont sa série Quartier lointain, publiée dès 2003, continue de faire partie des classiques à lire et à relire. Parmi ses titres moins connus à dévorer, soulignons La forêt millénaire pour les plus jeunes, Nos compagnons pour les amis des animaux et Sky Hawk pour les curieux sur la rencontre entre un samouraï japonais et un autochtone d’Amérique. Si Jirō Taniguchi, véritable maître en description des flâneries, possède un don, c’est celui de faire de la bande dessinée un lieu de tous les possibles, un espace de création où les idées et les sensations voyagent aisément. Un lecteur vous dit ne pas aimer la BD? Mettez-lui un Taniguchi entre les mains… et vous verrez!

Publicité