Nous avons eu envie de glaner quelques extraits issus de livres parus juste avant la pandémie et qui n’ont pas eu droit à toute l’attention qu’ils méritaient. Puisque personne ne parle mieux d’un livre que le livre lui-même, laissons-lui la place avec un court extrait qui vous donnera peut-être envie de poursuivre la lecture.

« Le jour de la naissance d’Adele, ma mère se rend chez le boucher. C’est le 3 janvier 1969. Elle avance jusqu’au comptoir, son ventre dur comme de la neige compressée pointant hors du parka ouvert. Une énorme truie est exposée dans le présentoir. Dans sa tête, Mère remplace le corps du cochon par le sien : ses jambes suspendues sur des crochets en arrière; ses petits pieds comprimés dans des bottes de cuir arrondies, comme des sabots; le tibia prêt à être serré dans un étau et rasé pour être transformé en charcuterie. »

« Il s’arrête et caresse l’encolure de son cheval, glisse légèrement ses doigts dans sa crinière rude, en pensant aux tranches d’une tomate locale qu’il a mangées, saupoudrées de sel, un midi, juste avant leur voyage aux monts Jemez au début de l’hiver 1942 – les graines délicates, presque invisibles, le jus qui giclait, juste assez pour emplir la bouche, et le goût persistant tandis qu’ils roulaient en voiture –, puis son esprit recule plus loin encore dans l’histoire, traversant des millénaires. »

« Restée seule, Ramona s’approche d’une des fenêtres, écarte les voilages pour voir le jardinet. Au sol, une mangeoire à oiseaux fixée sur un poteau porte une sorte de collerette, sans doute pour éviter aux rongeurs d’accéder aux graines. C’est bientôt la fin du jour. Le décalage horaire a placé son corps au seuil du vertige. Ses repères sont dissous. Elle se déshabille et tire la couverture sur elle. Elle s’endort comme on s’éteint. »

« Les Jango se ressemblent en tout. Ils sautillent comme de vieux corbeaux dansant autour d’une proie. Ils portent des chemises neuves dont le col souillé par la transpiration, le soleil, le vent du sud et la terre noire argileuse, témoigne d’une âpre lutte avec les lieux, les
éléments, et la recherche de leur gagne-pain. Ils adorent les jeans avec la marque bien en évidence sur les poches : Cons, Want, Tube, Leeman, Winston, etc. Ils ne savent pas ce que cela veut dire, mais ils les aiment plus que tout, et ils paient cher pour en avoir. »

« Dans mon souvenir, il ne fait pas froid parce que mon amoureux et moi marchons lentement dans la rue, parce que dans le silence de l’hiver mon amoureux pose sa main sur mon dos, sa main nue, sans gants, et je souhaite que son affection me donne des forces pour affronter ce souper familial d’anniversaire en pleine dépression, souper que j’ai moi-même organisé parce que ma sœur vit en Europe, parce que ma mère est allée traverser sa propre dépression au Chili, parce que cette famille éclatée est depuis quelques mois enfouie sous les scandales et les sujets tabous, et cette main amoureuse sur mon dos, je la sens à travers le manteau trop mince pour février : l’hiver de ma dépression est très froid, mais je ne le sais pas vraiment puisque je ne sors de la maison que lorsqu’il le faut, pour visiter ma psy, mon acupuncteur, mon médecin, mon entraîneur. »

Photo : LUM3N

 

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