Libre Expression : 40 ans de succès

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Les éditions québécoises Libre Expression ont célébré en 2016 leur 40e anniversaire. Fondée par André Bastien et Éric Ghedin, la maison a fait paraître le 15 novembre 1976 La lampe dans la fenêtre de Pauline Cadieux. Première publication, premier succès. S’ensuivra une longue liste de titres qui sauront conquérir les lecteurs et qui figureront au sommet des palmarès de vente. Notre entretien avec un de ses fondateurs, monsieur André Bastien, et les propos recueillis de madame Johanne Guay, l’actuelle directrice générale et éditoriale de la maison, nous a permis d’en apprendre un peu plus sur l’incroyable aventure de ce que l’on peut sans ambages appeler un success story.

Il a d’abord été le directeur général des éditions Alain Stanké où il a fait connaissance avec Éric Ghedin, le beau-fils de monsieur Stanké. La filiale Libre Expression est alors créée au sein même de Stanké et se voue à l’édition de livres à compte d’auteur. Le manuscrit La lampe dans la fenêtre de Pauline Cadieux reprend l’histoire du procès de Cordélia Viau, une affaire jamais résolue qui remonte aux années 1890 et qui se terminera par la pendaison de la dame et de son amant présumé, qui sont accusés de l’assassinat du mari. « C’était dans l’inconscient collectif des Québécois, ça avait quand même été une double pendaison. […] On avait même organisé des trains spéciaux pour que les gens puissent assister à la pendaison. » Tous les exemplaires du roman ont bientôt fait de s’envoler. Cela oblige André Bastien à se déplacer à Matane pour rencontrer l’auteure et lui demander si elle désire débourser l’argent pour la réimpression. Madame Cadieux décide alors de vendre ses droits à l’éditeur. [Pour ajouter du rocambolesque à l’histoire, l’auteure avait d’abord demandé à ce qu’on imprime 2000 copies de son livre, mais à cause d’un malentendu avec l’imprimeur, celui-ci livre plutôt 5000 exemplaires. Au sortir des presses, tous se disent qu’ils tenteront « de créer éventuellement des conditions favorables » afin d’écouler les surplus. Mais en une semaine, l’entièreté des stocks est vendue. Connaissant maintenant le succès que le roman a remporté, nous pouvons presque penser que celui-ci était déjà mu par son propre destin.] En 1980, la sortie du film Cordélia de Jean Beaudin, avec Louise Portal dans le rôle principal, et qui s’inspire de l’histoire, décuple les ventes.

On peut dire qu’il s’agit d’un bon départ pour une maison d’édition. Monsieur Bastien en conclut que Libre Expression n’est pas une maison faite pour être à compte d’auteur. À cause de vues éditoriales différentes, messieurs Bastien et Ghedin poursuivent avec Libre Expression dont ils étaient maintenant copropriétaires avec Alain Stanké, tandis que ce dernier continue de son côté avec sa propre maison. « Dès les premières années, on a connu le succès. Pas avec les romans, mais avec entre autres un livre sur les visuels et les auditifs et un autre de Michèle Morgan, une avocate de Québec, qui s’appelait Pourquoi pas le bonheur? On a vite acquis une certaine notoriété auprès des libraires. On a démarré le marché du livre cadeau [ce qu’on appelle aujourd’hui les beaux livres], qui était essentiellement dans les mains des éditeurs français, en publiant un album des photographes Mia et Klaus sur le Québec. On prenait un grand risque, à l’époque les éditeurs n’imprimaient pas des ouvrages couleur. » On est en 1980 et le livre est imprimé à 10 000 exemplaires et vendu à 70$. Le premier tirage est épuisé en l’espace de trois mois.

Lorsqu’on demande à Monsieur Bastien à quoi il attribue la pérennité d’un tel succès, il répond : « À une troisième personne qui est Carole Levert et que je considère comme une cofondatrice. Éric se cantonnait dans la fonction d’administrateur et de gestionnaire. Carole était déjà à l’emploi de la maison, mais elle a vite gravi le rang d’éditrice. Elle est aussi devenue mon épouse. Elle est décédée en 2005. Au démarrage de Libre Expression, Carole a joué un très grand rôle. Elle avait fait sa thèse sur Neige noire d’Hubert Aquin et s’intéressait aussi à la littérature grand public. » Ils souhaitent développer un catalogue qui répondrait aux attentes des lecteurs et surtout des lectrices puisque celles-ci forment la plus grande partie du lectorat. Lors d’une foire en Californie, le trio Bastien, Ghedin et Levert apprend qu’on s’apprête à tourner une télésérie d’après le roman Shogun de James Clavell. Les éditeurs s’informent à savoir qui possède les droits en français. À l’époque c’était Stock et la maison ne vendait pas beaucoup de ce titre. Libre Expression achète alors les droits pour le Québec, pressentant une bonne visibilité avec l’avènement de la série. « On avait payé 3000 $US, ce qui n’était pas beaucoup. Quand la série est passée à la télévision, on a vendu 100 000 exemplaires. » Du flair, ils en avaient!

Puis l’histoire se poursuit et un jour une jeune auteure du nom d’Arlette Cousture se trouve dans le bureau de monsieur Bastien. Elle a de la difficulté avec l’écriture de son roman qui lui tient très à cœur. L’éditeur lui propose donc de commencer par le récit biographique de Claude St-Jean qui se cherchait justement un biographe. Est alors publié Il y a toujours du soleil derrière les nuages qui fut très populaire. « Par la suite, j’ai échappé Arlette parce que Libre Expression est devenue coactionnaire de la maison de distribution des Presses de la Cité et j’ai quitté la direction éditoriale. C’est Carole Levert qui a pris ma place, mais le lien avec Arlette avait été établi avec moi. » Le livre qu’elle tenait à écrire depuis longtemps, un certain roman intitulé Les filles de Caleb, s’est donc retrouvé entre les mains de Jacques Fortin de Québec Amérique avec qui le mari d’Arlette Cousture travaillait. Plus tard, Libre Expression rachètera les droits, ramenant ainsi au bercail une auteure importante.

Libre Expression conclut une entente avec les Presses de la Cité et récupère les droits de l’auteure à succès Danielle Steel, ainsi que tout Georges Simenon. « Notre spectre était assez large. Puis la boîte de distribution est vendue et Libre Expression perd les droits de Danielle Steel. Mais rapidement, des auteurs bien de chez nous, Francine Ouellette, le retour d’Arlette Cousture et l’énorme succès que connaît la biographie de Guy Lafleur écrite par Georges-Hébert Germain viennent compenser les départs. D’ailleurs, cette aventure vécue avec Georges-Hébert Germain n’est que la première d’une série considérable de bons coups. Entre autres, celui de « la désormais célèbre biographie de Céline Dion. Georges-Hébert s’était associé avec René Angélil et Céline Dion pour la biographie et cela avait été mis aux enchères. Les autres éditeurs n’ont pas beaucoup apprécié le fait qu’on gagne les enchères et tout le monde s’est mis à faire des biographies de Céline. Ça avait même porté chez deux éditeurs des noms de codes parce qu’on ne voulait pas révéler à quel moment sortirait la biographie. Chez Québec Amérique c’était l’opération Casino alors que chez Libre Expression c’était l’opération Neige, mais en réalité ça cachait un autre nom de code qui était Blizzard! » L’achat de papier pour suffire aux tirages importants était donc dissimulé sous des noms d’emprunt.

Les péripéties de ce genre abondent lorsqu’on parle avec monsieur André Bastien. Alors qu’ils se retrouvent au Ritz à marcher derrière les trois sœurs encore vivantes des quintuplées Dionne sur qui Libre Expression venait de publier un livre, Carole Levert dit à André Bastien : « Être dans l’édition, c’est comme rencontrer l’Histoire ». En écoutant monsieur Bastien, on se sent à notre tour véritablement privilégié d’apprendre les dessous des faits saillants de la trajectoire de l’édition au Québec.

 

Monsieur Bastien jouit maintenant d’une retraite bien méritée, mais avec Johanne Guay qui est maintenant aux commandes, il croit que sa maison est entre bonnes mains. Nous avons voulu également connaître le présent de Libre Expression en posant quelques questions à celle qui fêtera sous peu ses 25 années de service à la maison d’édition.

Quelle est la ligne directrice de la maison d’édition?
Libre Expression est une maison littéraire pour le grand public. Fiction, récit, biographie, documents nourrissent son programme éditorial des dernières années. Se rajoutent à cela la licence d’exploitation au Canada en langue française des Guides Voir et des Top 10. Souci de qualité, instinct du public et investissement important pour le support promotionnel de nos produits — notre marque de commerce depuis les tout débuts —  des atouts essentiels pour rejoindre le grand public et bénéficier de sa confiance.

Quels sont les plus grands défis auxquels doit faire face une maison d’édition comme la vôtre?
Se renouveler, attirer de nouveaux auteurs, être toujours à la hauteur de la qualité offerte aux lecteurs. La transmission du savoir est aussi un défi. Je me prépare à mon tour à passer le flambeau dans quelques années. Si je ne suis pas pressée, ça prend le temps de bien préparer la relève. Les auteurs doivent se sentir en confiance et être assurés de la pérennité et de la notoriété de la marque. Libre Expression a livré de grandes œuvres et de grands auteurs. Je rajouterais que les défis sont grands pour toute l’industrie actuellement. La variété et la possibilité de divertissements disponibles rendent le livre un peu plus vulnérable qu’avant. Le grand lecteur tend à disparaître peu à peu et ça, c’est un vrai défi. J’espère que les jeunes qui semblent faire honneur à notre littérature jeunesse reprendront le flambeau d’une génération de lecteurs et lectrices qui s’étiole.

Qu’est-ce qui vous a guidé et qui vous aiguille encore dans le choix des manuscrits que vous décidez de publier?
De l’instinct et une bonne histoire bien ficelée ou un sujet d’actualité passionnant ou un traitement original, audacieux dans le contenu. Bien sûr la langue est importante. Mais un livre bien écrit, sans histoire, n’est rien. C’est un savant mélange de tout cela.

À quoi reconnaît-on un best-seller?
Cette question devrait être posée aux lecteurs et aux lectrices qui achètent des livres. Ce sont eux qui font le best-seller. Malgré l’instinct de l’éditeur, toute l’énergie déployée en promotion et en mise en marché, la qualité de l’œuvre, la notoriété de l’auteur, l’originalité du propos ou du traitement entre autres, il y a le public, le vrai décideur. Sans jugement sur la nature de l’œuvre, il décide du best-seller du moment. Les prescripteurs comme les libraires, les médias, les réseaux sociaux maintenant, jouent un rôle encore très important. Mais le best-seller fait sa vie de façon autonome et on a souvent vu un best-seller l’être bien au-delà des critiques négatives ou de l’absence de ces dernières.

Avez-vous une ou deux réalisations dont vous êtes particulièrement fière?
Difficile comme question, mais je crois que la création de groupe LIBREX aura été ma plus importante contribution et un des accomplissements dont je suis fière. Comme son nom l’indique, ce groupe d’édition dont la maison-phare et la « muse » si je peux m’exprimer ainsi, est Libre Expression est le résultat de plusieurs années d’intégration d’autres maisons. Le redéploiement des genres littéraires et la création de leur programme éditorial spécifique, de leur image visuelle propre et le succès obtenu particulièrement chez Libre Expression, Stanké et Trécarré est le résultat du travail acharné et créatif – j’insiste – de toute mon équipe qui me fait confiance et qui me donne des ailes, peu importe les embûches qui se dressent très souvent sur la route du changement.

Au-delà de cette réalisation, le témoignage des lecteurs et des lectrices me touche directement au cœur. Cet automne, nous avons publié chez Stanké un premier récit, Le sourire de Leticia du rappeur Manu Militari. Très influent auprès d’une génération et, je dirais particulièrement chez les jeunes hommes qui manquent trop souvent de soutien et de propositions dans ce qui les intéresse. Nous avons observé et lu sur la page Facebook de l’auteur des dizaines de commentaires que son livre serait le premier qu’ils achèteraient et qu’ils liraient. Nous avons aussi reçu des informations très touchantes qui m’ont très souvent émue aux larmes comme ce parent inquiet pour son fils qui a probablement a eu un cadeau de la vie lorsque ce dernier lui a demandé d’aller en libraire avec lui pour acheter ce livre. On dit que les garçons sont trop souvent laissés à eux-mêmes et les statistiques décourageantes de leur échec et leur décrochage scolaire en sont le témoin. Quand une personne comme Manu Militari et son livre Le sourire de Leticia leur donne de l’espoir, de l’intérêt, je me dis : « Voici pourquoi je donne ma vie à l’édition ». Je ne sauve pas des vies, je ne suis pas sur le front de la guerre, mais bien au-delà des ventes, la considération sociale et le bien-être que procure un livre prennent toujours le dessus pour moi. De toute façon, quelque part, c’est ça le vrai succès.

Quelle relation entretenez-vous avec vos auteurs?
Sans auteur, je ne suis pas éditrice. Mon rôle tout comme celui des membres de mon équipe est de soutenir l’auteur dans sa création et de porter son œuvre au grand public. Ma relation avec les auteurs est franche, directe, très cordiale, organisée. Le succès d’un livre ne peut passer qu’à travers cette relation privilégiée. Je fais le plus beau métier du monde, car il touche à la profondeur de l’humain et de la création.

Que pensez-vous de la venue du livre numérique?
Tel qu’il se conçoit actuellement, c’est un autre support à l’œuvre. En papier, il y a le grand format, celui du poche et celui du club de livre. Se rajoute depuis quelques années la version numérique. Si les ventes numériques augmentent peu à peu, ça ne compense pas la perte du marché de livres papier. La révolution ne peut venir que par un autre type de produit numérique, une façon nouvelle de transmettre la connaissance et le divertissement. Mais le public ne semble pas être au rendez-vous pour le moment.

Avez-vous quelques rêves concernant l’avenir de la maison?
Comme le dit André Bastien, être éditeur c’est d’avoir l’immense privilège d’être en contact avec l’histoire, la création et le talent. Lorsqu’on côtoie des personnalités telles que Roméo Dallaire, Lucille Teasdale, Kim Thuy, Ingrid Falaise, Richard Béliveau pour ne nommer que ceux-là qui nous font changer la perspective de notre vision du monde, lorsque qu’on découvre des auteurs tels que David Goudreault, Patrice Godin, Manu Militari, Nathalie Roy, lorsqu’on se réjouit que les Janette Bertrand, Denis Monette, Arlette Cousture, Francine Ouellette, Francine Ruel nous en donnent encore et lorsqu’on se souvient de l’héritage de nos disparus tel Georges-Hébert Germain, et lorsqu’on voudrait nommer chacun de nos auteurs et exprimer la spécificité et son apport au monde, on se dit qu’on est chanceuse.

Mon rêve à court terme : Qu’un ou plusieurs de nos auteurs littéraires soient reconnus par les libraires d’ici, pas seulement pour ses ventes, mais pour la qualité de leur œuvre par des nominations justifiées à des prix littéraires qui reconnaissent leur talent, et ce, peu importe la maison où il publie. C’est tellement important pour nos auteurs et pour l’équipe qui travaille si fort.

Mon rêve à moyen terme : Que la fiction retrouve sa place au cœur des acheteurs de livres en retrouvant le bonheur de plonger dans un bon roman pour plusieurs heures.

Mon rêve à long terme : Que la personne qui acceptera le flambeau de ma responsabilité soit meilleure que moi, visionnaire et de son temps, et qu’elle continue le développement éditorial de chacune des marques en fonction de l’héritage, de son instinct, tout en assurant une pérennité financière. Tout cela en n’oubliant jamais le secret du succès de notre maison : ne jamais tenir le public pour acquis, car c’est lui le vrai boss.

Enfin, rien ne se bâtit seul. On peut être l’inspiration ou le capitaine d’un bateau, mais sans équipe il n’y a ni résultat ni navire. Je tiens à exprimer toute ma reconnaissance à tous ceux et celles qui, à travers les dix-sept ans que je dirige Libre Expression puis Groupe Librex quelques années plus tard, m’ont épaulée et ont fait grandir cette entreprise en mettant en lumière les auteurs et leurs œuvres. Un profond et bien senti remerciement à Jean Baril qui a été mon bras droit pendant de longues années et qui a contribué à faire de moi un bon porteur de ballon – clin d’œil à un amateur de football! Sans lui, parfois, je ne me serais jamais relevée.

Ma gratitude à la regrettée Carole Levert, André Bastien et Éric Ghedin pour la confiance qu’ils ont eue en me donnant les rênes des Éditions Libre Expression.

 

André Bastien et Johanne Guay

Crédit photo : Sarah Scott Photographie

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