Française d’origine, Angèle Delaunois est arrivée au Québec en 1968 à l’âge de 20 ans. Elle n’en est jamais repartie. Comme elle aime à le dire, elle est maintenant plus Québécoise que les Québécois. Elle a travaillé dans le milieu du livre pendant plusieurs années avant de créer sa propre maison, les éditions de l’Isatis, il y a de cela quinze ans. Autant d’années qui l’ont amené jusqu’à aujourd’hui, toujours aussi passionnée et passionnante qu’aux premiers instants.

 

 

Pourriez-vous nous raconter en quelques mots l’histoire de la créations de l’Isatis?
Ça fait trente ans que je suis dans le milieu de l’édition, j’ai été directrice littéraire chez Héritage et Dominique et compagnie et ensuite j’ai été l’éditrice jeunesse chez Pierre Tisseyre et à un moment donné je me suis dit que ce serait peut-être bien que j’ouvre ma propre maison d’édition avec une ligne éditoriale bien précise et que je n’avais pas l’occasion de travailler dans les autres maisons qui ne m’appartenaient pas. J’ai un passé de professeure aussi et évidemment je suis auteure également.

Quelles valeurs souhaitiez-vous mettre de l’avant dans votre propre maison d’édition?
Des valeurs internationales déjà, c’est-à-dire que ce qui était important pour moi c’était de rejoindre la communauté multiethnique du Canada, de faire une collection autour de l’histoire parce que je trouve qu’elle est très méconnue, donc apprendre aux jeunes les personnages qui ont façonné le pays. C’est important aussi pour moi d’avoir de la poésie, bien souvent les gens sont un peu frileux par rapport à la poésie alors qu’elle rejoint très facilement les enfants. La philosophie aussi, pour les tout-petits, ça marche très bien. Et aussi des albums coup de poing, des albums qui vont faire réfléchir les jeunes sur les enjeux de notre société actuelle, c’est-à-dire du monde qu’on leur lègue.

Quels sont les défis rencontrés à travers ces années?
C’est surtout au niveau financier, c’est très difficile de partir une petite maison d’édition avec très peu de moyens. Avant d’avoir une feuille de route suffisamment intéressante pour pouvoir rejoindre les subventionneurs, ça prend du temps. Je trouve que mes collègues qui ouvrent des maisons d’édition actuellement sont extrêmement courageux. J’étais très au courant de tout ce qui concerne la direction littéraire, le choix de textes, le travail avec les illustrateurs, mais au niveau de l’administration alors là, ce n’était pas mon fort. Il y avait beaucoup d’inconnus en ce qui me concerne, ce qui fait qu’il a fallu que je mette les bouchées doubles pour arriver à gérer tout ça de façon raisonnable, prudente, faire en sorte de ne pas me retrouver avec des dettes épouvantables, donc ça a été ça le défi principal parce qu’au niveau littéraire, au niveau édito, j’avais déjà toutes les connaissances voulues.

Vous avez dû aller chercher de l’aide pour vous accompagner?
Oui, je suis allée chercher de l’aide. J’ai un très bon comptable au départ! Ça, c’est très important, et puis je suis allée chercher de l’aide auprès de personnes qui m’ont aidée à remplir certaines demandes de subvention qui n’étaient pas de la tarte, mais une fois qu’on est un peu dans le bain, c’est relativement simple, ça n’a rien d’hyper compliqué, évidemment en fonction des années il faut toujours se remettre à la page, il y a des petites choses qui changent à droite et à gauche mais enfin, une fois que tu es dans le circuit, je dirais au bout de sept-huit ans, tu sais quoi faire.

Est-ce que vous avez des collaborateurs qui travaillent avec vous?
J’ai une adjointe, Lucile de Pesloüan, qui travaille avec moi à peu près vingt-cinq heures par semaine, j’ai une teneuse de livres qui est là trois-quatre jours par mois, j’ai une attachée de presse aussi. On travaille juste entre pigistes, on a une structure la plus légère possible, on n‘a pas de bureau, de loyer ou de matériel dispendieux. Je travaille de chez moi. On se voit régulièrement, toutes les semaines et on travaille chacune chez nous, ce qui fait que c’est très simple à gérer. Tous les sous sont mis sur les livres.

À quoi vous reconnaissez un bon texte pour la jeunesse?
C’est un texte, en ce qui me concerne, qui n’est pas réducteur. On ne va pas faire attention à ne pas utiliser tel mot parce que les enfants ne vont pas comprendre, ce n’est pas vrai, ils vont comprendre, et de toute façon, s’ils ne connaissent pas le mot, ça va être l’occasion pour eux de l’apprendre. C’est comme ça qu’on apprend le vocabulaire. Un texte qui est bien structuré, riche, avec un rythme et un propos constants, c’est-à-dire que le thème doit être bien exploité. Ce qui a toujours été très important pour moi, c’est de ne jamais tuer l’espoir. J’ai l’habitude de dire que le texte, c’est la colonne vertébrale du livre, c’est son ossature. Les illustrations, quand on fait les albums, c’est la chair qu’on met autour. Et le style, ce sont toutes les choses qu’on ne voit pas, tous les petits détails, le choix des caractères, les fontes, le format, toute la présentation finalement qui peut nous demander énormément de temps, mais c’est ce qui fera finalement que le livre aura du style ou pas. Ce qu’on essaie de faire, c’est de leur faire les plus beaux et les meilleurs livres possibles.

Après toutes ces années, est-ce que vous avez le même plaisir à travailler sur les livres?
Ah! Oui! Absolument, je n’ai pas du tout décroché, il y en a beaucoup qui me disent, quand est-ce que tu prends ta retraite, mais ça ne me tente pas du tout parce que d’abord je trouve que de pouvoir travailler de chez moi c’est déjà un grand privilège, et surtout je suis toujours émerveillée par le talent des auteurs, par tout ce qu’on va pouvoir trouver, par tout ce qu’on va pouvoir dire. J’aime bien les défis. Voyez récemment on a sorti « Griff », une nouvelle collection qui est un peu dérangeante, on va gratter des trucs qu’on aimerait peut-être mieux ne pas voir. Ce sont des sujets qui d’abord personnellement me dérangent beaucoup et sur lesquels je pense qu’il faut faire réfléchir les jeunes, ils ont besoin de livres comme ça pour remettre les pendules à l’heure, pour qu’ils soient plus sûrs d’eux, pour leur donner des armes, des arguments, je pense que c’est notre rôle.

Quatre livres sont parus dans la collection « Griff » jusqu’à maintenant. Pourquoi les filles ont mal au ventre aborde le sujet du sexisme, Les quatre saisons d’Elfina celui du travail forcé des enfants, Moi, c’est Tantale évoque le métal que l’on retrouve dans nos téléphones cellulaires et qui n’est pas réutilisable et enfin J’ai mal, et pourtant ça ne se voit pas qui explore les problèmes de santé mentale chez les adolescents et les jeunes adultes. C’est vraiment une collection audacieuse qui ouvre les consciences et aiguise le sens critique.
Exactement, une collection qui dérange. On veut aller vers des sujets difficiles, comme les mariages forcés, l’obsession de l’argent dans notre société, le gaspillage, il y a plein de trucs qu’il faut remettre en question.

Est-ce que vous pouvez nous confier un ou deux moments qui font partie de vos bons souvenirs?
Quelque chose de vraiment étonnant, c’est quand on a fait la collection « Ombilic » qui n’est plus disponible en format papier au Canada, mais qui se vend encore très bien sur les marchés étrangers, c’est une collection pour apprendre aux enfants comment fonctionnent leur corps, et je peux vous dire que quand on a reçu la version bilingue mandarin/tibétain, on a eu un choc. On était complètement estomaqués, ça, c’était un moment un peu grandiose de la maison. Et évidemment, on a des coups de cœur, par exemple à un moment donné Philippe Béha nous a envoyé tout un projet clé en main qui s’appelait Bleu qui est tout à fait chagallien, qui est un recueil de poésie pour les jeunes, c’est absolument magnifique, on n’a pas eu une virgule à changer, c’était génial. Alors, ça a été un grand moment, on a des émotions comme ça, des grands créateurs qui nous font l’honneur en quelque sorte de nous présenter leurs projets sur lesquels ils ont beaucoup travaillé, c’est quand même extraordinaire parce que je sais ce que ça représente d’écrire, de « maturer » un texte. On a la joie aussi de découvrir des grands illustrateurs, on a découvert récemment Mathilde Cinq-Mars qui a illustré en avril dernier Mon lit de rêve, un recueil de poésie de Gilles Tibo, c’est d’une finesse, c’est de toute beauté! C’est vraiment extraordinaire de pouvoir travailler avec tous ces créateurs.

Parlant de poésie, il y a également la collection de poésie « Clin d’œil ». Je trouve que c’est assez rare de rencontrer ce genre de collection pour les tout-petits.
Oui, là on se fait plaisir. Et c’est une collection complètement hybride parce qu’il peut y avoir des documentaires là-dedans, je pense à Merveilleuse abeille ou Pomme, pépin, pommier, ça concerne tous les petits, et en plus c’est en vers. Moi, ça m’enchante d’aller vers des choses comme ça.

Est-ce que vous avez un regret de ces quinze dernières années?
Oui, j’ai un regret, c’est de ne pas être passé aux couvertures cartonnées plus tôt. Évidemment, c’était une question de moyens, la couverture cartonnée coûte plus cher, il faut plus de solidité du côté financier, c’est toujours très fragile dans l’édition, on espère toujours que tel ou tel titre va bien marcher, il ne marche pas, on se retrouve avec des invendus, etc. J’attendais d’avoir une certaine stabilité financière pour pouvoir le faire et finalement, je suis passée aux couvertures cartonnées il y a à peu près quatre ans et je me rends compte que ça a complètement changé la vision des gens au sujet de la maison d’édition. Auparavant, on publiait des livres un peu modestes avec des couvertures souples et c’était exactement le même travail que l’on fait maintenant, sauf que ça n’a pas du tout le même impact. Donc, je regrette de ne pas l’avoir fait plus tôt, mais j’ai des principes, évidemment des principes qui ne sont pas ceux d’une femme d’affaires parce que chaque fois que je raconte ça, je me dis, mon dieu, mais tu es vraiment à côté de la plaque, mais tous nos livres sont imprimés ici. Je ne fais rien imprimer en Chine, il n’en est absolument pas question.

C’est tout à votre honneur.
C’est à mon honneur, mais ce n’est pas à l’honneur de mon portefeuille. C’est sûr qu’ici ça coûte bien plus cher, mais il y a une empreinte écologique à considérer et quand on se mêle de faire de la philosophie et d’aller vers des sujets qui remettent en question notre société, il faut être logique et cohérent jusqu’au bout. Alors tous nos livres sont faits ici.

D’une manière très personnelle, quelles ont été les lectures de votre propre enfance?
Vous savez, je suis née dans un milieu très pauvre alors des lectures il n’y en avait pas beaucoup. Je me souviens avoir eu quand j’étais petite, je devais avoir 3 ou 4 ans, on m’avait donné un album de Bécassine et ce livre-là je peux vous dire que je l’ai trimballé partout. Je l’ai eu pendant des années, à un moment donné je l’ai perdu et il y a une de mes amies d’enfance qui demeure encore en France qui me l’a offert il y a quelques années pour ma fille et quand je l’ai relu je me disais, mais c’est pas possible que j’aie tellement aimé ce bouquin, ça se peut pas, je trouvais que c’était tellement nul et réducteur…

Est-ce que vous avez des rêves pour la maison d’édition à court, à moyen et à long terme?
À court terme, je voudrais faire du beau documentaire. C’est important pour moi, j’ai toujours aimé ça, d’ailleurs c’est comme ça que j’ai commencé en édition. Avec le documentaire, on va chercher les enfants qui ne lisent pas de fiction et on en fait pas beaucoup au Québec parce que chaque fois c’est un défi incroyable, c’est extrêmement compliqué, c’est l’angoisse totale, alors je me suis embarquée là-dedans! Je suis un peu don quichotte sur les bords… On a publié récemment un livre magnifique qui s’appelle Notre environnement, donc on a peur de rien finalement. Dès le départ, j’avais décidé de ne pas faire de romans. Il y a déjà beaucoup d’éditeurs qui en font, je n’ai pas besoin d’en rajouter. Je préfère aller vers des créneaux qui sont un peu moins utilisés.

À plus long terme, il va falloir que je pense passer la main parce que rien n’est éternel, je vieillis et j’aimerais bien que la maison d’édition continue après moi.

 

Les collections des éditions de l’Isatis

 

 

 

 

 

 

 

Site des Éditions de l’Isatis

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