David Goudreault dans l’univers de Patrice Desbiens : Faire du workout avec Patrice Desbiens

788
Publicité

Le paraplégique qui se découvre un réflexe; la jeune mère qui réussit à se voler une pinte de lait; le chien galeux qui retrouve son punk; l’enfant aux mains pleines de réglisses; le détenu qui sort avant le temps, j’entre chez Patrice Desbiens comme une métaphore dans le poème.

Les murs sont ordinaires, le plancher est au niveau, l’évier de la cuisine ressemble étrangement au mien. Rien de spécial, c’est un bel appartement, sauf que Patrice Desbiens vit dedans. Quelques poils blancs n’ont rien enlevé à son regard vif, moqueur et éprouvé à la fois. Pas de doute, le gars a du vécu. Arpenteur du continent humain, aller-retour, il a pris des notes en cours de route. La poignée de main est chaleureuse, rassurante. « Salut David! » Pas de cérémonial, il porte l’uniforme de l’écrivain : des jeans, une chemise et un stylo. J’avance en terrain connu.

À proximité de la cuisine du poète, où il mange plus que de l’amour, même s’il se contente désormais d’eau fraîche (qu’il filtre lui-même), je repère la bibliothèque du poète. À côté, le bureau du poète où trône une tasse de café qui a embrassé le poète. Aucun doute possible, mon corps est situé dans le quotidien du poète. Dire que je suis impressionné d’être là relève de l’euphémisme. Je le suivrais partout, il me pointe une chaise.

Sigur Rós plane en guise d’ambiance sonore, sur une captation vidéo de l’Islande. La plume universelle de mon hôte, originaire de Timmins, en Ontario, voyage désormais par Internet. Après avoir habité Sudbury (titre d’un recueil phare), Toronto et Québec, il s’est enraciné à Montréal. Son éditeur, dans un élan de génie, lui a donné un Mac et le poète a vite appris à le piloter. « C’est génial cette machine-là! » Word a bouleversé son processus de création pour le mieux, facilitant l’avancée des projets parallèles. D’ailleurs, illuminant l’écran à côté de nous, une strophe en chantier me dévisage; du matériel inédit, j’en ai presque des palpitations.

Cet ordinateur est désormais au centre de son processus créatif. On est à mille lieues de sa dactylo originelle, une Olivetti portative avec laquelle il a rédigé son premier recueil, sur le coin de son lit. « Je l’ai écrit d’un jet, comme ça! » Une fulgurance, un premier élan qui en appelait déjà des dizaines d’autres. Les poèmes trouvent toujours leur chemin, sur la page comme sur l’écran. Loin d’être réactionnaire, ouvert à la nouveauté, le poète aux vers épurés offre ses mots et ses images sur Facebook, Twitter et Instagram. Il est de son temps, depuis déjà longtemps.

Malgré l’attrait du numérique, il chérit encore les livres, ces objets que l’on touche, que l’on explore. Lui-même créateur d’une trentaine de recueils à la cohérence soutenue, l’écrivain a les livres à cœur. « Mais je les achète en ligne! » Les libraires exposent maintenant leur cargaison sur la toile, ça facilite le magasinage. On se lève, il veut me montrer ses dernières trouvailles, des plaquettes de David McFadden. Il fouille, passe son doigt sur les tranches et il trouve. « Tu devrais lire ça. » Je vais lire ça.

Retour à la table. On discute déménagement et amour, celui qui fait écrire et celui qui fait partir; parfois, c’est le même. L’amour ambulance, le désâmé, en décalage, et tous ceux qui font d’efficaces titres de recueils. L’amour passe, les poèmes restent. Fan de science-fiction, il a pourtant érigé son œuvre sur les fondations de la réalité, sa réalité manifestement moins tourmentée, mais toujours inspirante; il publie régulièrement, parfois deux livres par année. Comme quoi, les grands déchirements sont optionnels, même en poésie.

En arrière-plan, la bibliothèque accroche mon regard. Dans un coin de mon crâne, je note les titres des nombreux recueils et des romans, plus rares. Il y a tout un rayon de DVD aussi, de l’extraterrestre en masse, « Arrival, ouais, bof, c’est correct… », mais pas que; des classiques d’horreur y ont une place de choix. Patrice Desbiens a le boîtier de Children of the Corn au-dessus de l’oreille gauche, je dois me concentrer. Notre conversation est à l’image de son rayonnage, éclatée, sous le signe de l’ouverture d’esprit. On s’entend, il se fait du bon dans tous les genres, dans tous les dialectes. « Je lis de tout, mais surtout de la poésie, et surtout en anglais. » Nos langues officielles n’ont pas de frontières pour le Franco-Ontarien plus québécois que certains compatriotes; on se relève pour aller zieuter une anthologie bilingue de Richard Brautigan. Comme d’habitude, la traduction française est mauvaise et ne rend pas justice au poète. On n’est jamais si bien servi que par soi-même, mon hôte l’a démontré avec brio dans L’homme invisible/The Invisible Man. Dans ce livre comme dans les autres, il traite de ce qu’il connaît : la condition de colonisé, la révolte, le vécu du minoritaire, la faim sous toutes ses formes. Il n’en faut pas plus pour rejoindre ses lecteurs, les vrais…

Patrice Desbiens ne lit pas les critiques, ni les bonnes ni les fausses. Quand même, il se relève de nouveau (on a eu le temps de se rasseoir) pour aller chercher une revue où on le compare à Bukowski, encore une fois. Il n’en peut plus. Tout comme il en a soupé de Kerouac. Et s’il est besoin de le rappeler, il affirme haut et fort que l’underground québécois, ce n’est plus Denis Vanier. Pas de doute, il regarde en avant. Il découvre les nouveaux talents sur Internet; les joies de l’ordinateur, toujours. Ça bouge, il en est conscient. Les scènes littéraires abondent, la poésie bouillonne sur l’île comme partout au Québec. Cette effervescence l’enthousiasme, il s’intéresse à la relève, même s’il la fréquente peu. Loup solitaire, dans le sens noble du terme, il se tient loin des cliques et des réseaux parfois incestueux de la petite planète littéraire. « Peut-être que je ne suis pas dans la bonne gang, mais j’ai pas de gang. J’essaie de me tenir loin de ça. » La solitude lui va bien, elle lui laisse le temps d’écrire et le choix de publier où il veut, de Prise de parole à L’Oie de Cravan en passant par Les Écrits des Forges. Il fait les choses à sa manière, et c’est la bonne.

Il a envisagé de cesser d’écrire, complètement, pour lire davantage. Heureusement pour nous, il en est incapable. Toujours un poème sous le curseur, un calepin plein de vers attendant d’être publiés, des projets qui veulent vivre. Plusieurs projets d’ailleurs : des rééditions, des nouveaux recueils en français, en anglais, toujours en poésie. « Les raisons d’écrire ont dû changer avec le temps, mais, peu importe, la poésie est toujours là. » En près de sept décennies, il a quitté des villes, des femmes, des amis, l’alcool, mais jamais la poésie. « Tant qu’il y a des gens qui aiment ce que je fais, qui viennent me voir parce qu’ils se reconnaissent dans un poème, je vais continuer»

« T’es pas pressé? » Pantoute. Il se relève encore une fois, inspecte sa bibliothèque, cherche un de ses propres recueils. On vient de s’obstiner sur la finale d’un de ses livres, un poème que j’ai appris et que je récite dans les écoles et les prisons. Ça traite de l’impotence de la rage et de l’importance du silence. Il croit que c’est l’excipit d’un recueil plus récent et cherche à le démontrer. Sur un meuble bas, je remarque une cassette de Metallica, Masters of Puppets; les preuves s’accumulent, je converse avec un homme de goût. « Je l’ai trouvé! » Il brandit la plaquette, la feuillette et il doit me donner raison, c’est la finale de Rouleaux de printemps. Il s’en amuse. « Normal que tu retiennes ça, ça fait partie de ta job apprendre des textes, moi, j’ai pas le temps! »Il reprend sa chaise, sourire en coin.

Sans trop s’en faire, on jase maladie et fatalité. On évoque Yves Boisvert (le poète, pas le joggeur de La Presse). J’ai eu la chance de parler vrai avec Boisvert, le chantre de L’Avenir, à quelques occasions. Collègues et amis, ils ont fêté et voyagé ensemble. Ils se sont lus aussi. On est d’accord, Boisvert est un poète important pour la littérature québécoise, il faut le relire et le faire lire. Ma préférence va vers ses textes engagés, politiques, souverainistes. Patrice opine et rigole,« J’ai lu son recueil Oui=Non dans le train vers Toronto. Quand je suis arrivé, j’avais un peu peur de débarquer. » Il me donne envie de replonger dans ce texte, ce que je ferai après avoir assouvi ma compulsion des recueils et romans de Dan Fante. Clin d’œil des dieux littéraires, mon hôte est justement en train de lire Grosse faim, recueil posthume des nouvelles de John Fante, le père de Dan. Quand les générations se rencontrent! « C’est à lire, ça aussi! »Décidément, je devrai prévoir des vacances si je veux suivre sa posologie de lectures.

Pour la septième fois depuis mon arrivée, on se relève. Ça ressemble à un programme d’entraînement, notre procession de la table à la bibliothèque. On y retourne pour faire la photo, sans se prendre au sérieux; je ne suis pas un véritable photographe et il n’aspire plus à une carrière de top-modèle. Pas de mise en scène élaborée, on garde ça simple. Dans la continuité de la rencontre, l’écrivain va feuilleter des livres. Il en profite pour m’offrir un de ses recueils. Je les ai tous, mais je le prends quand même. Reçues des mains de l’artisan, toutes les œuvres prennent de la valeur.

Déjà comblé par la rencontre et le livre, je reçois aussi la copie d’un poème sur lequel il travaille en ce moment. J’y suis nommé, entre Godin et Godzilla. J’en demandais pas tant, j’en exulte pas moins. Me faire tatouer ses mots me paraît urgent, mais j’arrive à me contenir et je reste sur place. J’en profite pour lui remettre mon premier roman et mon dernier recueil, c’est Noël en février!

On reprend place à la table, le temps de dédicacer nos écrits. Je regarde l’heure, je ne l’ai pas vue passer. L’embouteillage m’attend déjà sur le pont, mais je m’en sacre, il y a trop longtemps que j’avais discuté littérature avec autant de plaisir. « Plaisir partagé. » Pour une dernière fois, on se déplie. Généreux jusqu’au bout, il m’escorte à la porte et m’offre une ultime poignée de main, de cette main qui a écrit, puis tapé certains des poèmes les plus marquants que j’ai lus à ce jour.

Les bons artistes ne sont pas toujours de beaux humains. Chez Patrice Desbiens, le meilleur des deux mondes se rencontre. Je le quitte comme un de ses poèmes, dépouillé du superflu, inspiré, habité. J’atterris sur le trottoir, mes cadeaux sous le bras, des idées plein la tête, un morceau de lumière au creux de la paume. Et les vers du poète me reviennent à l’esprit; « À quoi ça sert d’être brillant, si t’éclaires personne… »

 

David Goudreault
La bête à sa mère, La bête et sa cage et Abattre la bête (Stanké) : on a beaucoup parlé de cette trilogie dont le dernier tome vient de paraître, qui met en scène un jeune homme déséquilibré et violent. Voilà un personnage qu’on pourrait détester, mais grâce à l’humour mordant de l’auteur, on se surprend à le suivre dans ses délirantes aventures. Dès le premier titre, David Goudreault nous a charmés avec la puissance et le rythme de son écriture, que nous connaissions déjà grâce à sa poésie (Testament de naissance, S’édenter la chienne et Premiers soins). Cette plume sensible et singulière se faufile dans l’univers du poète Patrice Desbiens, qui s’apparente à celui du romancier et slameur, surtout en ce qui a trait aux lectures. [AM]

Photos de Patrice Desbiens (de haut en bas) :
© Daniel Tremblay
© David Goudreault
© Pierre Crépô / FIL 2016
© Pierre Crépô / FIL 2016

Photo de David Goudreault : © Marianne Deschênes

Publicité