Pourquoi dans l’histoire récente, plusieurs nations autochtones font-elles des barricades? C’est par l’entremise de l’une de ses relations, Amik, le castor, que Leanne Betasamosake Simpson répond à cette question en faisant le parallèle entre les barricades et les barrages de castors et le fait de bâtir de nouveaux mondes réciproques et consentis.

D’abord, j’avoue que j’ai un gros kick sur la pensée de cette théoricienne, musicienne et autrice de la nation Michi Saagiig Nishnaabeg. Elle est vraiment dans les penseuses les plus puissantes de la résurgence autochtone. Tout son travail est empreint de bienveillance et d’affirmation. Elle prend le temps d’aller chercher et de valider des connaissances avec plusieurs aîné.es et porteurs de cultures, et ça fait une œuvre riche, mettant au centre la philosophie de sa nation et non pas dans l’ensemble homogène du terme « autochtone ». Bref, c’est un des essais dont j’ai surligné le plus de passages. Miigwech anishinaabekwe!

Dans Une brève histoire des barricades, elle raconte quatre histoires de castors qui incarnent Nbwaakawin, la mise en pratique de l’art du savoir. Chacune de ces histoires est profondément ancrée dans l’importance de la relationnalité, du point de vue de sa nation. L’importance du consensus, du consentement et de la gentillesse en sont des valeurs centrales. Pour Simpson, le fait d’enseigner et de générer de la théorie en racontant des histoires, c’est mettre son point de vue non pas en observant quelque chose, mais en observant avec cette chose, en regardant à travers son prisme, ce qui permet de réfléchir profondément et de créer des relationnalités. C’est insérer le savoir dans le concret qui nous permet de nous situer en elles. En plus, les légendes qu’elles proposent sont reformatées au goût du jour, avec les animaux qui communiquent par Twitter, par exemple, et qui personnellement m’ont beaucoup appris sur les grandes valeurs de réciprocité et la façon de les appliquer dans mes relations.

« Notre infrastructure pour la vie, c’était les relations, pas les institutions. » Cette phrase en dit beaucoup sur la pensée qu’elle transmet. Pour plusieurs membres des Premiers Peuples de plusieurs époques, il a souvent été contre-intuitif de se mouler aux systèmes dominants, aux institutions et aux règles, car la priorité allait d’emblée dans les relations. Pas seulement celles des humains entre eux, mais aussi celles que l’on a avec les non-humains, c’est-à-dire tout le vivant.

C’est dans cette perspective que Simpson dépeint Amik. En construisant des barrages, le castor crée des habitats et des sources de nourriture continuels pour les autres êtres vivants : il est générateur de vie. Si on préfère des éléments scientifiques, le castor est une espèce que les biologistes qualifient de « clé de voûte », car il a une importance primordiale pour l’écosystème et que sans lui, il s’effondre. Le castor est donc primordial à la vie des autres espèces, toutes sont interdépendantes, dans la même circularité. C’est ce que Simpson nous donne comme enseignement : les barricades sont comme un temps d’arrêt pour s’affirmer dans cette perspective, elles incarnent « le refus des systèmes politiques et économiques dominants au Canada […] le refus d’accepter l’effacement, le bannissement, la disparition et la mort sur nos territoires ».

Cet essai est un puissant revirement d’angle de tout ce que les médias dépeignent trop souvent à coups de mots négatifs et d’un seul point de vue quand les peuples autochtones veulent simplement une chose : générer plus de vie. Les barricades, ce n’est pas seulement lutter contre le colonialisme, c’est surtout se battre pour la vie autochtone, ce qui inclut le territoire, les humains et les non-humains dans leur relationnalité.

« Apocalypse! Quel mot niaiseux. Je peux te dire qu’il n’y a pas de mot comme ça en ojibwé. » C’est la considération que fait le personnage de tante Aileen, une aînée qui entend pour la première fois ce mot désignant la fin du monde. Ça donne le ton au roman Neige des lunes brisées (j’adore le titre, qui évoque les mois de février et mars en anishnabemowin), de Waubgeshig Rice.

Une communauté anishnabe éloignée est privée de moyens de communication et d’électricité, tout en apprenant que les villes alentour aussi. Personne ne sait ce qui se passe vraiment, mais on doit s’organiser pour passer l’hiver. On y suit Evan, jeune père chasseur et travailleur de la voirie, évoluant depuis toujours dans cette communauté et cet environnement qu’il connaît par cœur. Avec sa famille et des leaders de la bande, ils font de leur mieux pour perpétuer les valeurs et les savoirs appris de leurs ancêtres pour faire face à ce qui arrive. Ils mettent au cœur de leurs décisions le partage et la solidarité, mais l’arrivée d’un survivaliste venu du sud va venir bouleverser leurs liens. Les dialogues francs et spontanés reflètent de façon juste la manière de vivre nishnabeg, dont l’humour, le respect et l’attachement aux rêves. Les scénarios apocalyptiques de ce genre sont nombreux à notre époque, mais la plume de Rice nous le fait voir d’un point de vue très convaincant dans la réalité d’une Première Nation, avec des humains très liés entre eux et avec le territoire. La narration est simple et sans artifice, ce qui nous fait tout de même tourner page sur page sans pouvoir nous arrêter. La trame de survie autour du récit permet surtout de souligner l’importance des traditions et des rituels qui retrouvent une signification profonde dans un contexte de réapprentissage de techniques ancestrales, mais aussi, et principalement, le maintien de bonnes relations quand la place des institutions perd son sens.

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À lire aussi : le recueil de poèmes poignants Enfants du lichen de Maya Cousineau Mollen, la réédition du premier roman inuk Sanaaq de Mitiarjuk Nappaaluk qui abonde dans le partage de connaissances traditionnelles par les histoires, et le recueil de nouvelles bispirituelles et indigiqueer incluant plusieurs écrivains et écrivaines autochtones L’amour aux temps d’après.

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