Il y a de ces livres qui nous ramènent à d’autres, comme le goût de la rhubarbe me remémore ma grand-mère, le soleil chaud de la fin juin, elle et moi assis sur son perron caramel, son sucrier blanc et bleu à la main, nos visages crispés par l’acidité de la bouchée, elle et moi, heureux.

La lecture récente du livre Les marins ne savent pas nager de Dominique Scali m’a retourné à ces romans et BD d’adolescence, périples et épopées grandiloquentes, Verne, Dumas et autres Defoe. Le titre d’abord, véritable invitation au voyage, puis cette couverture merveilleuse signée Stéphane Poirier, tout s’y trouve, le pressentiment d’une aventure inoubliable, on entre dans le livre et le vent du large nous déséquilibre déjà. Une carte avec ses baies, ses pointes, ses caps, on y pressent vie grouillante et souffrances, et encore une ligne du temps, périodes inconnues ponctuées de guerres et de massacres. Il ne reste qu’à plonger.

Et on plonge, on rame, on s’endort le nez dans les étoiles, un premier chapitre et déjà on sait, ça arrive parfois, ce sentiment, ce ravissement, on sait que l’égarement sera des plus féconds, l’originalité frappe déjà, la richesse de la langue épate, on sait, on sait, et on espère que l’impression se perpétuera sur les 700 pages devant, on avance et on sait.

J’arrête ici pour revenir en arrière, à cette écrivaine, Dominique Scali, fin de la trentaine, journaliste et épatante autrice en 2015 d’un premier roman déstabilisant, À la recherche de New Babylon. J’avais été renversé par la force et le contrôle de ce texte, immersion aboutie dans l’univers du western, par la narration accrocheuse et par ses personnages plus grands que nature, piliers de cette épopée au cœur de l’Ouest américain. Il aura fallu attendre sept ans avant le prochain, pas surprenant quand on considère toute la recherche nécessaire pour déployer un livre comme ces Marins, ambitieux roman d’aventures maritimes et insulaires, terrain de jeu où codes et clichés du genre sont revisités et déconstruits.

Les pieds se déposent d’emblée sur l’île d’Ys, morceau de terre perdu dans l’océan Atlantique — fermez les yeux et choisissez un point entre les îles de Terre-Neuve et d’Ouessant —, territoire imaginaire de tous les dangers, de plages rocheuses et de misères, une île divisée entre les riverains, qui se battent au mieux de leurs capacités contre les éléments, et les citadins, protégés derrière la cité fortifiée, décadence et privilèges. Les riverains rêvent d’y être invités un jour ou, mieux, nommés citoyens, seule porte de sortie pour fuir les douleurs d’une vie traversée au gré des marées qui gobent tout et des vents impossibles à dompter.

Une femme apparaît soudain, et en elle, cette force peut-être, il faudra voir. Elle s’appelle Danaé Berrubé-Portanguen, fille de pilotes côtiers, digne représentante de ce peuple d’Issoises et d’Issois considérés comme « les plus intrépides combattants du monde civilisé ». Danaé croise la route d’Enoc Martel, citoyen déchu qui l’éduquera (pêche, escrime, alphabet, etc.), la connaissance comme un salut. La suite est une cascade de rebondissements, toujours autour de Danaé, puissant personnage féminin, une succession de vagues, ça tangue, ça brasse, un peu de calme avant que tout reparte en vrille.

Les marins est un livre-monde, touffu mais jamais étouffant, avec ses traditions et superstitions, ses conventions telles que ce principe de Saine Rotation qui contrôle le nombre de gens admis dans la cité. Les personnages, j’en ai compté cinq dizaines, enchantent, mélange hétéroclite de corrompus ou de respectables, d’orphelins, de courageuses responsables du quotidien, de marins qui ne savent pas — tous — nager, de chapardeuses et de pêcheurs. Il y a des tragédies, des naufrages, des révoltes, du chaos, nous ne sommes pas dans Le Trône de fer, mais peu s’en faut.

Je le disais, on sait parfois au début d’une lecture que ce sera grand. Ce l’est ici, les pages tournent, les chapitres défilent, une méditation presque, et c’est une révérence tout à coup qui s’impose, je baisse la tête, c’est du grand art, cette langue impressionnante et vivace, les images qui se bousculent et se jouent du lecteur, la profondeur de cet univers créé à la main, rapiècement d’idées, souvenirs, rêves et envies d’une grande écrivaine. Ça parle d’un monde inventé, à une époque éloignée, et pourtant ça raconte, en filigrane, la société d’aujourd’hui, cette quête impossible du bonheur, toutes ces trahisons justifiées par l’appât du gain, cette hypocrisie des systèmes qui se croient pourtant justes, et tous ces espoirs, futiles, construits autour de ce mensonge qu’une existence honorable bonheur amènera grandeur et gloire. Je vous avertis, les rêves se fracasseront sur des dunes solitaires grugées par les flots, « la mer finit toujours par gagner », écrit Scali.

Crions-le sur toutes les îles, dans toutes les librairies : Dominique Scali est probablement l’une des plus surprenantes et solides voix de la littérature québécoise actuelle. Je vous en conjure, lisez-la.

Voyage au plus près de soi
Rien ne s’oppose plus à ce roman que Petits poèmes sur mon père qui est mort de l’autrice Georgette LeBlanc, cinquante pages où chaque mot a été soupesé, sélectionné. Tout s’installe après ce constat : « Le matin du 6 mai 2015, mon père est mort ». LeBlanc se limite à l’essentiel, collections de courts poèmes, éléments biographiques, souvenirs épars, les études et le travail du père, le mariage et la fumée de cigarette, la recette de cookies à la mélasse et les cendres du corps incinéré. La poète dit sans trop dire, avec pudeur, dire comme un murmure — il faut tendre l’oreille —, la voix frémit, un filet de vent. Le souhait n’est pas d’élever une statue, l’écriture n’est pas un projet ici, c’est un espoir peut-être, un geste de liberté, loin du spectacle, c’est un lieu de repos pour celles et ceux qui luttent, pour ce père qui a effacé, une vie durant, ses propres traces. « Un poème n’est pas / une leçon de vie, n’est même / pas un récit de vie. Un poème / est ce qu’il est; une trace, / une marque dans le corps. »

Photo : © Louise Leblanc

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