Né à Beauceville, René Bolduc est professeur de philosophie. Il est l’auteur de deux essais parus aux éditions Poètes de brousse, Sincèrement vôtre (2018) et Travail et temps (2022). En 2019, le premier titre qui présente des échanges épistolaires entre vingt-sept philosophes et des personnalités célèbres, de Kim Kardashian à Donald Trump était finaliste au Prix de création littéraire de Québec. Dans son essai paru en mars dernier, René Bolduc discute de deux actions inhérentes à l'existence humaine, soit travailler (ou besogner, selon la situation) et avoir du temps (en gagner, en ajouter, etc.). Une lecture très conviviale, à un point tel que cette œuvre se vit tel un échange en tête à tête avec son auteur sur les thèmes qui la jalonnent, et ce, autour d'un café, en arrêtant le temps.

Au terme de chaque chapitre, vous faites des parallèles avec votre propre vie — comme garçon de ferme à l’enfance et à l’adolescence, comme étudiant en philosophie, comme enseignant en classe et aussi en congé sabbatique d’écriture — qui en disent beaucoup sur votre rapport personnel au temps et au travail. Au fil de ce projet d’écriture, comment ont évolué vos perceptions quant à cette notion et à cette activité? Le sujet est tellement vaste. Y a-t-il d’autres philosophes que vous aviez pensé invoquer?
Il s’agit, en effet d’un sujet très vaste. Tout le monde a son opinion sur le travail puisqu’à peu près tout le monde finit par travailler, un jour ou l’autre.

Travail et temps est un essai qui explore surtout la portée existentielle du travail, comment il en vient à structurer toutes les facettes de nos vies, y compris ce que nous faisons en dehors du travail. Comme le sens de nos vies est étroitement lié à notre rapport au temps – comment il se déroule, est occupé, passe ou passe difficilement –, c’est après avoir commencé la rédaction de l’essai que j’ai su que je tenais ce fil conducteur.

René Bolduc Photo : © Romy Bolduc Reinke

Des récits personnels de vie terminent les différents chapitres. Ils sont parfois imbriqués dans l’essai lui-même quand le propos s’y prête (mon travail comme enseignant, par exemple). Ils offrent des ruptures de ton qui donnent des dimensions concrètes aux parties plus objectives.

J’aurais pu bien sûr mettre à contribution d’autres penseurs. Avec Travail et temps, j’effectue ma propre synthèse, à l’aide de Marx, Marcuse, Arendt, Rifkin, Crawford, Harari, Rosa, etc., et aussi de données bien concrètes fournies par des institutions. Mon livre s’adresse à tout le monde. Je l’ai voulu le plus accessible possible, comme Sincèrement vôtre, mon livre précédent.

Au Québec, une ordonnance de la Commission du salaire minimum introduit officiellement en 1946 les premières vacances payées, avec une semaine de congé1. Les « vacances de la construction » prennent effet pour la première fois au Québec à l’été 19702. L’étude d’Expedia de 2022 au sujet de la privation de vacances (Vacation Deprivation Report) révèle qu’une majorité de Québécois ont l’impression de s’être privés de vacances (53%) et ressentent plus que jamais un épuisement professionnel (66%) même en ayant pris 18 jours de vacances, ce qui équivaut à la moyenne mondiale en 20213. Votre essai aborde cette question des vacances et de ce sentiment d’urgence qui peut être ressenti. Dites-nous en plus.

Ah les vacances! L’envers de la médaille du travail. Ayant grandi sur une ferme laitière, cette question m’a un peu obsédé. À la ferme, on travaillait 365 jours par année. Adolescent, je n’avais pas trop envie de passer mes journées entières à ramasser de la roche, des balles de foins, réparer les clôtures, soigner les animaux, couper du bois, conduire le tracteur, etc. J’aspirais à des vacances. Plus tard, j’ai souvent ressenti un sentiment d’urgence. Il fallait que « je profite de mes vacances ». Je ressentais un poids sur mes épaules. Je devais me dépêcher de faire ceci ou cela. J’ai sans doute manqué de cette sagesse stoïcienne qui invite au carpe diem.

L’article 24 de la Déclaration universelle des droits stipule que : « Toute personne a droit au repos et aux loisirs et notamment à une limitation raisonnable de la durée du travail et à des congés payés périodiques. » Il y a eu des progrès considérables en termes de vacances, de limites d’heures travaillées et du travail imposé aux enfants, etc.

Je plains les gens qui n’ont que deux semaines de vacances l’été. C’est à peine s’ils ont le temps de décrocher. Ils doivent se dépêcher de relaxer! Et si on choisit de partir en expédition au bout du monde, on risque de retourner au boulot plus épuisé qu’avant les vacances. Bien sûr, des gens passionnés par leur travail ne ressentent pas ce besoin de décrocher comme d’autres. J’entends souvent ce genre de témoignages : des employés qui négocient leur temps supplémentaire en temps libre plutôt qu’en argent.

Dans des cas extrêmes, il y a des mouvements de décrochages généralisés du travail comme FIRE (Financial Independence, Retire Early) et la Grande Démission aux États-Unis. Comme si le but dans la vie était d’être le plus vite possible en vacances perpétuelles.

Burn-out (le syndrome le plus répandu dans le monde du travail), bore-out et même brown-out : trois maux associés au mal-être au travail. En discutant de l’aliénation dans ce contexte, vous citez notamment Karl Marx, reconnu pour sa critique du monde du travail. En enseignant la pensée marxiste en classe, vous aviez demandé à votre groupe : « Pouvez-vous me donner un exemple de métier où il n’y aurait aucune trace d’aliénation? » À l’ère de l’accélération et de la mondialisation, de l’hyperproductivité même, tout métier peut-il appeler à une course effrénée? Qu’en dites-vous?
L’aliénation demeure présente à différents degrés dans n’importe quel métier. Il y a des cas extrêmes, des cas où l’humain est réduit à n’être qu’un pur instrument jetable après usage. Ça existe encore des ateliers de misère, des sweatshops, des zones franches avec peu de réglementation et de protection. Il y a aussi des McJobs, des boulots alimentaires. Il y a les métiers à la con (bullshit jobs), concept proposé par l’anthropologue David Graeber pour désigner des emplois insensés qui ne produisent pas grand-chose.

L’aliénation se retrouve même dans des emplois faisant appel à nos capacités créatives : être un artiste, par exemple. Bien sûr, être artiste, ce n’est pas comme si on travaillait chez Tim Hortons, mais l’artiste devra aussi, tôt ou tard, remplir des formulaires de demandes de subventions ou participer à des activités parfois ennuyantes pour se vendre.

Dans les années 1970, on a cru à l’avènement de la société des loisirs. Nous n’allions plus travailler que quelques heures par semaine et le reste du temps serait consacré à des loisirs de qualité. Or, c’est plutôt la tendance inverse qui s’est dessinée. Certes, les jeunes générations ont plus de choix, mais elles travaillent beaucoup. On aurait pu croire que la technologie allait alléger nos tâches et nous procurer plus de temps libre. En réalité, ce qui est arrivé, et ça Hartmut Rosa le montre bien dans son livre Accélération, le développement technologique a surtout servi à augmenter la production et à exercer une pression sur les travailleurs joignables quasiment en tout temps et pouvant travailler à partir de la maison.

Allons-nous vers une « fin des jobines »4, des McJobs ou même bullshit jobs telles que vous les nommez? La pandémie aura entraîné des réorientations, provoquant des pénuries de main-d’œuvre dans plusieurs secteurs, en plus de remises en question, certaines ayant mené des individus à changer leur train de vie et leurs habitudes de consommation pour diminuer leurs heures de travail dans le but d’avoir plus de temps libre. Votre livre ne traite pas du travail dans le contexte du coronavirus. Vos réflexions philosophiques et éthiques portent davantage sur la manière de passer le mieux possible notre temps sur Terre : « Quel sens nos vies parviennent-elles à trouver à travers le travail, à travers sa qualité, sa médiocrité, ses métamorphoses? Pourquoi employer autant de notre temps à celui de l’emploi? » (Travail et temps, p. 16) Dans ce livre, de quelles manières ouvrez-vous la discussion en explorant ces deux questions?
Travail et temps est avant tout un livre de réflexions philosophiques et éthiques, même s’il s’abreuve à différentes disciplines. Il ne s’agit pas d’un guide de mieux-être. Pendant la rédaction est survenue la pandémie. J’en tiens compte un peu puisque cette situation exceptionnelle a mis en lumière des travailleurs de l’ombre, les « anges gardiens » et a servi aussi pour plusieurs de catalyseur de réflexion : tout cela en vaut-il vraiment la peine?

Je compare différents échelons qualificatifs qui vont de la corvée, la job, en passant par le métier, la profession jusqu’à la vocation. Je distingue également sens et signification du travail. Le sens rejoint le cœur de notre être. Il s’agit d’une vocation, d’un appel. Par signification, j’entends un sens à un degré moindre : je pratique tel ou tel métier qui suffit à combler mes besoins matériels et sans doute moins mon besoin d’accomplissement personnel. Cet emploi peut même me procurer du plaisir, pourquoi pas. Il me fournit un rôle dans la société, mais je ne le ressens pas comme indispensable.

Je termine le livre sur une leçon stoïcienne : tâcher de faire la paix avec sa vie quand nous avons passé beaucoup de temps à exercer des métiers qui ne nous satisfaisaient pas vraiment et que nous avons parfois été confrontés à l’ennui, un temps qui passe plutôt mal.

Pour Henry David Thoreau, « Tous les hommes veulent quelque chose à faire pour exister ». Dans Le Petit Prince, Antoine de Saint-Exupéry écrit : « C’est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante ».

Vous examinez notamment l’idée du travail qui donne un sens à la vie et discutez de la notion de « vocation ». Sommes-nous ce que nous faisons? Le temps consacré au travail et celui qui l’est aux loisirs et aux passions se chevauchent-ils?
Idéalement, tout le monde désirerait que son travail réponde à ses aspirations profondes et soit ainsi une manière de loisir. Certaines entreprises tâchent de rendre les milieux de travail les plus agréables possibles. La productivité s’en trouve améliorée.

Le mot école provient du grec skholè, lequel signifie aussi temps libre, loisir. En latin, c’est otium. Il désigne ce temps non soumis aux nécessités de la vie, un temps pour apprendre et progresser humainement. Peut-on imaginer meilleur loisir que ce temps libre? Et si, en plus, notre travail est vécu comme une manière d’occuper librement son temps, il nous est permis de penser que notre vie est assez proche d’une réussite.

Sommes-nous ce que nous faisons? Il y a une différence ontologique entre être et avoir. Dire j’ai une job ne recouvre pas la même réalité que dire je suis tel ou tel. La majorité d’entre nous allons passer des années à nous préparer (j’inclus le primaire et le secondaire) pour exercer pendant des décennies parfois un seul, parfois deux, trois ou quatre boulots. Le travail demeure un moyen de nous intégrer dans la société. Pas l’unique moyen, car il y a d’autres manières de s’intégrer qui ne passent pas nécessairement par l’emploi rémunéré : s’occuper de ses enfants ou faire du bénévolat, par exemple. Il joue un rôle non négligeable dans le sens global de nos vies. Il contribue certainement à former une grande partie de notre identité.

Photo de René Bolduc : © Denis Leblanc

Sources
1. La première législation sur les vacances payées – Secteur du travail (gouv.qc.ca)
2. Congés et vacances de la construction (ccq.org)
3. Une étude d’Expedia met en garde que les « travacances » ne sont pas une solution pour pallier la privation de vacances pour les Québécois (tourismexpress.com)
4. La fin des jobines | L’actualité (lactualite.com)

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