L’écriture pour Vanessa Bell est une expérience. Elle se vit, prend racine aux souches les plus fécondes, vibre de ses chimères autant que de ses vérités, convoque les bouleversements pour s’en abreuver jusqu’à la lie. Avec MONUMENTS qui paraît ces jours-ci aux Éditions du Noroît, elle associe ses mots aux images de Kéven Tremblay pour créer une parfaite accointance entre la parole et le territoire. Poursuivant un travail personnel composé de furie et d’étonnement, Vanessa Bell révèle ici des vastitudes oniriques prélevées à même la beauté brute et qui, hantées par le désir, viennent s’ancrer au plus profond de nous.

*** Veuillez noter que la date de parution de cet ouvrage a été repoussée au 16 août. Visez donc la précommande si vous aviez prévu vous procurer ce livre lors de la journée Le 12 août, j’achète un livre québécois! ***

Dans MONUMENTS, votre poésie est celle du paysage, elle se confond à la puissance des eaux, endigue les débordements en même temps qu’elle les laisse nous submerger l’instant d’après. Vos mots semblent épouser le rythme du ressac, faisant refouler les vagues sur le rivage pour ensuite reprendre élan et souffle vers le large. Fureur ou patience, éblouissement ou refuge, comment avez-vous vécu l’écriture de ce livre?
Quelles observations touchantes. Merci! Je dois tout de suite confesser que j’aime les débordements, les enivrements, l’abandon et que j’ai tendance à faire confiance aux emportements.

Il existe une réponse très terre à terre à cette question et une autre qui convoque les sens.

Pratiquement, ce livre a été écrit un peu sans que je le sache. D’une résidence de création en tout début de pandémie (je salue Juliette Bernatchez, Eric Leblanc et Marie-Josée Lépine de la résidence virtuelle 40 x 40) est né un fanzine d’une dizaine de pages fait en collaboration avec Kéven Tremblay et avec la complicité de Noémie Pomerleau-Cloutier et de Baudouin Lalo. Cette première mouture de ce qu’est désormais MONUMENTS alliait déjà photographies argentiques, poèmes et botanique. Ce projet était techniquement terminé, mais voilà qu’un an plus tard, j’y replongeais grâce à une résidence de création à Salon58, à Marsoui (je salue Priscilla Guy, Sovann Rochon-PromTep et Clotilde Dyotte-Gabelier), puis le projet a été soutenu et diffusé par la ville de Québec à l’été 2021. C’est à ce moment que la forme actuelle s’est précisée. Les poèmes se sont multipliés, tout comme les images. De pair avec Chany Lagueux et Maxime Rheault du bureau de design graphique Criterium, la maquette du livre a été créée. Quelques mois plus tard, deux exemplaires du livre existaient, des centaines de promeneurs et promeneuses l’avaient eu entre les mains et deux éditrices en or, Charlotte Francoeur et Mélissa Labonté, prenaient le pari de publier notre œuvre. Une aventure folle qui nous a fait vivre moult émotions, notamment en raison de son format particulier et de la crise du papier repoussant par deux fois sa sortie.

D’un point de vue sensoriel, j’oserais même dire sensuel, ce livre a été une grande plongée dans le désir. Le désir de l’autre, de l’amour, de l’amant·e, de l’aventure, du territoire, de la nourriture, du corps malmené par les éléments qui jouit par ailleurs de tous ces contentements. Comme je ne pensais pas que ce texte serait publié, je m’y suis abandonnée, je l’ai laissé avancer par-devant, je l’ai laissé s’écrire. Je n’ai pas tenté d’en faire un texte, j’ai suivi ce qui pulse sous le ventre, qui rougit les joues, avant de se figer sur papier. Ce fut un moment privilégié de revisite du territoire riche et grandiose qu’est Terre-Neuve, des routes terrestres et fluviales que nous avons empruntées pour nous y rendre, de ce temps suspendu que suppose l’aventure.

Avec MONUMENTS, l’écriture se situe résolument dans un acte d’amour dans sa manifestation la plus évidente. Je l’ai écrit plus haut, ce livre s’est écrit à mon insu. Il est une surprise.

Plusieurs photos sont floutées, effleurent les lignes et les courbes, sont empreintes d’une pudeur qui suggère au lieu de dévoiler. Quelle posture endosse cette lentille prise par les brumes?
Sur celle-ci, je dois laisser beaucoup de place à Kéven Tremblay, celui derrière toutes les photos argentiques du livre puisque, pour ma part, je signe les photos digitales. Il faut rappeler que les photos ont précédé l’idée même d’un fanzine ou d’un livre. C’était une forme d’archivage non pas de faits mais d’états. Aussi, c’est vraiment à l’intimité de Kéven qu’on a accès à travers cette « lentille brumeuse ». Lorsque nous étions à Terre-Neuve, il avait apporté avec lui un appareil dont le boîtier a une fuite de lumière. L’idée était d’explorer, d’essayer, de travailler avec les accidents pour voir de quelle manière ses intentions pouvaient être animées par quelque chose en dehors de lui, par une présence spectrale. De son propre aveu, c’est un travail un peu égoïste puisqu’il souhaitait d’abord préserver le mystère pour lui-même.

Au travail de Kéven s’ajoute celui du designer et photographe Maxime Rheault qui a assuré la direction artistique du projet livresque et qui a imaginé le canevas noir et blanc qui rappelle les Colonnes de Buren et qui agit comme motif liant entre les différentes matières et parties du livre.

Les mots sont impalpables, pourtant votre recueil est très incarné. Il paraît avoir un corps au même titre que les paysages qui s’érigent devant nos yeux. Quel est votre rapport au tangible, à ce qui se voit, s’entend, se touche?
Je suis une personne qui a tendance à passer beaucoup de temps dans sa tête, mais dont le moteur d’écriture se situe dans l’expérience du corps, des sens. J’ai grandi avec un père musicien qui jouait du piano pendant des heures chaque jour et qui avait un amour marqué pour les plaisirs de la table. Ma mère, quant à elle, m’a transmis l’amour du silence, de la contemplation, des cabanes, des petits pots et des secrets qu’on peut y déposer. Le tangible chez nous a toujours été le tremplin vers la rêverie, l’imagination, la construction d’une réalité décalée pour ne pas dire salvatrice.

Après, je pense – j’espère du moins – que ma tête arrive à traduire ces états qui sont certes partagés par l’ensemble du vivant, mais qui n’ont pas le même écho d’une personne à une autre. Je suis vraiment saisie chaque fois qu’un lecteur ou une lectrice me dit avoir senti à travers mon écriture ce que vous nommez ici l’impalpable. Par mon œuvre, j’aspire à créer non pas des marges, mais des endroits habitables où se déposer.

Vous écrivez : « cueillir comme écrire comme mourir est un acte d’amour ». Il y a dans votre poésie une appartenance au rituel, certains morceaux peuvent même s’apparenter à une prière païenne. Quelle relation entretenez-vous avec le sacré?
Une si belle question qui pourrait faire l’objet d’un livre, d’un balado, ou à tout le moins d’un format beaucoup plus long! Merci de cette attention à mon écriture, c’est si précieux. Je suis, comme disait mon arrière-grand-mère, sauvage (et j’ai de qui tenir!). Solitaire, je m’adonnais déjà petite à toutes sortes de rituels qui revêtaient pour moi la plus grande importance. Ce sont des motifs que je me plais à retrouver sous plusieurs formes dans la poésie de plusieurs autrices et poètes actuelles dont Sylvie Laliberté, Tania Langlais, Annie-Claude Thériault et Maude Pilon, pour ne nommer qu’elles. Pour sa part, le sacré, dans son aspect tant religieux que païen, exerce sur moi depuis toujours une forte attirance par ses iconographies et ses représentations, mais ce n’est qu’au début de ma vie adulte que j’ai développé un rapport plus concret avec une forme de spiritualité. Évidemment, la nature est le lieu qui regroupe tous ces élans.

Pour moi, tous ces espaces concourent à une même chose : l’écriture. Si mon premier recueil a davantage marqué le lectorat par sa posture d’énonciation, de colère, de résistance, il n’en reste pas moins que ces thèmes, ces élans, sont aussi des gestes d’amour. Avec MONUMENTS, l’écriture se situe résolument dans un acte d’amour dans sa manifestation la plus évidente. Je l’ai écrit plus haut, ce livre s’est écrit à mon insu. Il est une surprise. Et le lire, dans sa totalité, m’a fait un bien fou. C’était comme prendre des nouvelles de quelqu’un qu’on aime – soi, en l’occurrence – et de constater que les débordements sont faits de passions, de grand air, de désirs assouvis. Que l’amour et tous les rituels partagés et secrets qui gravitent autour de ses manifestations sont toujours au cœur de ma vie.

Par mon œuvre, j’aspire à créer non pas des marges, mais des endroits habitables où se déposer.

Le territoire paraît immuable, mais votre recueil, tant par les mots que par les photos, témoigne bien du fait qu’il est en perpétuel mouvement, en constante transformation et qu’il détient une mémoire qui dépasse les limites de ses contours. De quelle façon l’habitez-vous?
J’ai envie de détourner la question pour répondre à l’opposition immuable/perpétuel mouvement. Pour écrire ce livre, j’ai étudié nombre de documents d’archives, de récits et de rapports historiques en vue de créer des passerelles entre ce qui a été, ce qui est, ce qui demeure et ce que mon écriture porte. Ces faits, je les ai cachés dans la poésie, endroit de choix pour montrer sans être vu.

J’ai aussi travaillé la mémoire, le vivant, la passation, avec Noémie Pomerleau-Cloutier qui a été sur ce projet consultante en botanique et Baudouin Lalo qui a traduit le nom des espèces comestibles à l’origine des poèmes de la deuxième suite vers l’innu-aimun de la Basse-Côte-Nord; langue qui, dans sa proximité territoriale, se rapproche le plus de celles qui ont existé sur l’île de Terre-Neuve. Ces aspects, bien qu’ils ne soient mis de l’avant à aucun moment dans le projet, sont partie prenante de l’expérience que Kéven et moi avons tenté de traduire par ce livre. Une expérience réelle et fantasmée, une expérience qui prend racine dans l’histoire, les histoires et qui redonne, je le souhaite. Les territoires ont beaucoup à nous enseigner, il faut seulement apprendre à les connaître, les parcourir, les observer, pour entendre leurs soubresauts, être témoin de leurs métamorphoses.

Photo de Vanessa Bell : © Justine Latour
Photo de Kéven Tremblay : © Vanessa Bell
Photos : © Kéven Tremblay
Photos du livre : © Daphné Rouleau

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