La bande dessinée est le médium de tous les possibles. Contrairement au 7e art, médium auquel on le compare hélas trop souvent, le 9e art, quant à lui, se déploie sans égard à des contraintes de budget ou à des considérations techniques. La BD, qui compte de nombreux classiques et séries à succès, est également le terreau de l’inusité et de l’inclassable. Voici quatre titres qui sauront vous faire voyager dans des contrées jusqu’ici inexplorées.

Polar gériatrique
Éric Asselin (alias Leif Tande) est l’un des illustres tragédiens nationaux de la brutalité avec Serge Gaboury (extraordinaire « gagman » de Croc et Safarir) et Henriette Valium (qui nous quittait à la fin de l’été dernier). Imaginez Antigone de Sophocle avec un batte de baseball muni de clous rouillés sur fond de musique du Benny Hill Show, et vous aurez une petite idée de l’insolite cruauté qui suinte des planches de l’artiste originaire de la Vieille Capitale. Alors que la sortie de ce polar gériatrique se déroulant dans un CHSLD était prévue en plein confinement au début de l’année 2020, les éditeurs ont jugé bon de la déplacer. L’actualité se chargeait alors tristement de repousser les limites de la fiction. Ce n’est toutefois pas la COVID-19 qui fait tomber les vieillards comme des mouches dans Les vieux maudits, mais plutôt une funeste machination digne d’un certain huis clos d’Agatha Christie, dont je tairai le nom pour d’évidentes raisons. L’auteur de Morlac et de Rédemption revient à la charge pour notre plus grand bonheur avec un polar habilement ficelé, au trait opaque et truculent baignant dans des masses de noir qui ne sont pas sans rappeler Les idées noires de Franquin. Après une longue pause durant la décennie précédente, Leif Tande revient à la bande dessinée avec la même verve que celle qu’il avait à ses débuts dans les années 1990. Il n’a rien perdu de sa superbe.

Délire proustien
À l’origine publié en feuilleton dans l’iconoclaste revue autoproduite La jungle, Football-Fantaisie est un véritable morceau de bravoure. Il s’agit assurément de l’album le plus ambitieux en carrière de Zviane, ce qui n’est pas peu dire après nous avoir offert Ping-pong et Les deuxièmes. Elle flirte ici avec différents genres (polar, science-fiction, superhéros, aventure), livrant un récit au souffle épique peuplé d’une multitude de savoureux personnages, pour lesquels elle crée au passage une langue en substituant des mots. Rien que ça. En amorce d’album, deux jeunes filles poursuivies par un robot tueur sont sauvées in extremis par un homme au prix de sa propre vie. Par le truchement d’un découpage maîtrisé et d’un sens du rythme finement exécuté, l’autrice livre une œuvre majeure, unique, renversante, vibrante, haletante, dont on ressort estomaqué et chaviré. Football-Fantaisie trône sans l’ombre d’un doute au sommet des meilleurs albums québécois de l’année, aux côtés de Leonard Cohen : Sur un fil de Philippe Girard, Mégantic : Un train dans la nuit d’Anne-Marie Saint-Cerny, et Le petit astronaute de Jean-Paul Eid. Peut-être même au panthéon des plus grandes œuvres de l’histoire du 9e art québécois. L’Histoire nous le dira.

Science-fiction écologique
Inénarrable duo français sévissant depuis près de vingt ans, Ruppert et Mulot (Les petits bolos, Portrait d’un buveur avec Olivier Schrauwen, Olympia avec Bastien Vivès) suscitent la surprise avec La part merveilleuse. Délaissant l’humour cinglant et absurde caractérisant son corpus novateur, le tandem investit la science-fiction avec un aplomb déconcertant. Dans ce premier volet d’une trilogie annoncée, l’humanité cohabite avec des entités extraterrestres aux formes et aux couleurs extravagantes qui s’immiscent dans le quotidien, que ce soit dans le train, sur le trottoir ou le parvis de l’église. Ignorant tout de ces œuvres d’art s’exposant à ciel ouvert, des hommes et des femmes se métamorphosent au contact de celles-ci. Leur présence divise la société. Si certains y voient une menace, d’autres militent pour leur sauvegarde. Allégorie écologique, La part merveilleuse nous plonge dans un récit initiatique où l’homme détruit la beauté (en l’occurrence la nature), insensible à sa nécessité. Servies par un trait mystique réalisé à deux mains, les planches nous soufflent, littéralement. Genre fréquenté par les plus grands (Moebius, Jodorowsky, Druillet, Mathieu Bablet, Jean-Marc Rochette) et d’incalculables faiseurs, la science-fiction voit avec son édifice gratifié d’une nouvelle pierre avec La part merveilleuse.

Comédie romantique mythologique
Véritable ovni bédéesque, Le divin scénario revisite le mythe de l’Annonciation. Il y a quelque chose de pourri au royaume de Dieu. Déçu de l’Homme, qui n’engendre que la violence et l’avarice, le Tout-Puissant somme l’archange Gabriel de lui trouver la mère de sa représentante sur terre. Bien plus qu’une réinterprétation des saintes Écritures, c’est à un voyage à travers l’histoire de l’art que nous convient les auteurs. Des Mille et une nuits à Madame Bovary, en passant par Ulysse et Superman, il en va de cet album comme d’une traversée initiatique. L’approche graphique subjugue tant la palette chromatique et le trait unique, exerçant sur le lecteur une fascination, à la manière du fantastique film d’animation Le roi et l’oiseau de Jacques Prévert.

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