Êtes-vous, comme moi, magnétisés par le point rouge « Vous êtes ici » sur les cartes qui parsèment nos villes et nos sentiers? Ne pouvant hésiter à le repérer même si vous savez exactement où vous vous trouvez? Est-ce l’expression de la volonté de s’actualiser dans un endroit spécifique? Pour un temps? Quelques pas encore, et le futur nous porte plus loin, et ce, même si nous demeurons immobiles, les bras ballants à continuer de fixer le plan. Déjà, de nouvelles secondes nous ont façonnés, érodés. À leur manière. Alors que nous aurions peut-être aimé avoir le contrôle sur elles. Vérifier qui nous étions comme nous regardons avec ferveur le pointeur « Vous êtes ici ».

La narratrice de Mukbang, troisième roman de Fanie Demeule, souhaite fabriquer sa propre existence, déterminer elle-même « Vous êtes ceci ». La quête de Kim Delorme emprunte d’abord des contours flous : la jeune femme, qui vient d’emménager dans son premier appartement, cherche à se démarquer sans posséder de talent particulier. Vraiment? Bientôt, Kim façonne ses aptitudes en courtisant l’excès, l’extrême. Inspirée par le phénomène coréen des mukbangs, elle en devient l’une des premières adeptes du Québec et ingurgite en direct, sur sa chaîne YouTube, des quantités astronomiques de nourriture. Mais elle n’est pas seule à vouloir rayonner dans ce créneau, à « manger jusqu’à la célébrité » : sa prédécesseure, Misha Faïtas, ne tarde pas à lui lancer des défis de plus en plus hardis. Et effroyables. S’ensuit une montée dans l’horreur en parallèle au fantastique tandis que Kim bouscule les limites du corps, du virtuel et du réel.

Balisé de codes QR, Mukbang invite aux extrapolations en ligne comme autant de pointeurs rouges sur une carte fugace. Son véritable personnage principal est en quelque sorte Morphea, guide spirituelle et/ou intelligence artificielle qui donne des conseils souvent nocifs pour les protagonistes qui bâtissent leur propre démesure. Kim déploiera la sienne avec détresse dans ce roman unique et saisissant, où la plongée dans l’horreur est particulièrement accomplie. Avec un style féroce, l’écrivaine n’épargne aucun détail de la décadence de son héroïne, pendant que retombe, sadique, le couperet de la popularité lorsqu’on est appelé à briller.

La narration polyphonique de l’ouvrage, scindé en cinq sections, est aussi une réussite et permet à la hantise d’investir habilement et progressivement les pages de Mukbang, de s’ancrer dans une fréquence « fluide et amortie ». À lire comme on embrasse un fantôme. Ou une machine.

Les quatorze nouvelles de Wapke, dirigé par Michel Jean, façonnent des lendemains multiples. Magnifique initiative — il s’agit du premier recueil d’anticipation entièrement écrit par des auteurs des Premières Nations. Le titre signifie « demain » en atikamekw. Et c’est autant de visions de lendemains à venir que nous offrent ces quatorze récits inspirés. Dans plusieurs contributions, nous sommes projetés après 2030 ou au XXIIIe siècle, lorsqu’est retombée la poussière des conflits et que les humains ont recommencé à vivre en phase avec la nature, puisque « la terre s’était presque retournée sur elle-même, comme une ourse dans sa caverne ».

C’est le cas du superbe texte de Michel Jean, « Les grands arbres », dans lequel une jeune chasseuse navigue vers des végétaux d’une taille monumentale. Des mausolées? Le touchant « Dix jours sur écorce de bouleau », de Marie-Andrée Gill, narre pour sa part la guérison d’un blessé qui rédige son journal en forêt alors qu’est « totalement terminé[e] “la civilisation” comme on l’avait connue ». Cette nouvelle, qui ouvre le recueil, est à l’image de la majorité des histoires, qui invitent à tisser des jours futurs loin des écrans. Au moins pour un temps. Mais tous les horizons de Wapke ne sont pas empreints d’espérance : dans la très réussie « Les saucisses », J. D. Kurtness raconte le quotidien terne d’une employée qui débranche les décédés en réalité virtuelle… tout en rêvant de s’évader elle-même au sein de mondes colorés et factices. Que faire lorsque « le réel n’a plus sa place dans les esprits »?

L’ordre des textes de l’ouvrage, que l’on devine réfléchi, met en valeur ce projet qui marque — comme une balise rouge nécessaire — l’époque anxiogène dans laquelle nous vivons. Car « que sera demain? Sous quelle peau nous reconnaîtra-t-on »?

Le futur des protagonistes de La fabrique des lendemains, de l’écrivain d’origine nigérienne Rich Larson, n’est pas dénué d’angoisses. Au contraire. Néanmoins, plusieurs de ses héros et héroïnes tentent de concevoir des « lendemains qui chantent ». Les vingt-huit textes qui composent ce recueil de science-fiction qui a remporté le Grand Prix de l’imaginaire (catégorie nouvelle étrangère) impressionnent, magnétisent. L’inventivité de Larson ne tarit jamais dans les 506 pages de ce — en plus — fort joli ouvrage. Elle s’allie à la construction solide de personnages qui essaient tantôt de parler aux dieux-machines, tantôt de tromper l’ennui en attrapant volontairement des rétrovirus (« tout le monde avait une maladie à exhiber »), tantôt de prendre soin de passagers fantômes, tantôt de modifier — corriger — certains aspects de leur personnalité via un programme.

Des tonalités plus dramatiques s’amalgament avec aisance à des fictions plus humoristiques, telles que « Don Juan 2.0 » et son programme de séduction infaillible, « Surenchère » et son personnage de raté convaincu que s’il « peut choper cette flûte pentatonique taillée dans un fémur d’enfant, [il] récupère [son ex] », ou « En cas de désastre sur la Lune », où une légion d’astronautes se duplique à la suite d’une plongée dans une crevasse sélène. Quelques textes flirtent aussi avec la fantasy, à l’instar d’« Innombrables Lueurs Scintillantes » et ses céphalopodes qui ne veulent pas « causer la fin du monde […] mais en ouvrir un autre », ou de la joliment étrange « Veille de Contagion à la Maison Noctambule » et sa partie de chasse entre monstres (mais qui sont véritablement les monstres?).

En trichant ou avec honnêteté, les protagonistes du formidable recueil de Larson investissent les strates du réel pour mieux les appréhender. Les tordre. Et, ce faisant, se révèlent parfois les marionnettes d’impulsions personnelles ou extérieures. Tous, sans exception, sculptent l’avenir en autant de textes miroitant telles des étoiles (rouges).

Ce qui ne m’empêchera pas de vérifier minutieusement leur emplacement sur une carte du ciel. Encore. De rechercher le point « Vous êtes ici » à chaque occasion qui m’est donnée. D’embrasser les fantômes. Tout en sachant que le futur se façonne par à-coups de présent.

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