Alain Farah est plus hanté que tourmenté. Quoique l’un n’empêche pas l’autre. Les fantômes lui tournent autour; vautours de souffrances encore vives. Puisque l’écriture ne rend presque jamais riche, elle sert au moins de chair à canon pour la grande bataille d’une existence qu’il aime enrubanner. Sinon, à quoi bon vivre? Dans Mille secrets mille dangers, sixième livre du jeune quarantenaire né à Montréal de parents libanais d’Égypte, il revisite ses souvenirs marquants avec pour toile de fond la fois où il a épousé sa bien-aimée à l’oratoire Saint-Joseph. Alain Farah fait tout en grand, à commencer par raconter des histoires.

Avec Mille secrets mille dangers, tu dissèques une partie importante de ton intimité, tu te dévoiles avec une franchise désarmante. Est-ce que je me trompe ou ton autofiction n’a jamais été aussi frontale qu’avec cet opus?
J’ai surtout l’impression de m’être engagé dans une voie envers laquelle, plus jeune, j’entretenais de la méfiance, et qui peut-être me faisait peur. La voie émotive. L’autofiction, la fiction, le roman permettent d’explorer radicalement la psyché, l’histoire, l’écriture. J’ai moins écrit avec ma tête, or ma tête est l’endroit où je me suis toujours réfugié. Mille secrets mille dangers travaille depuis le cœur et le ventre. Quant à l’aspect frontal, ce n’était pas nécessairement mon intention. J’ai travaillé avec ce qui m’est arrivé, avec ce que j’ai vécu, avec ce que j’ai perçu de l’histoire familiale, et avec ce qui est arrivé à ma plus grande amie. J’ai fait de tout ça une matière qui, remodelée, a fait apparaître plusieurs vérités, dont certaines me dérangent et me coûtent encore.

Crois-tu qu’il faille souffrir ou avoir déjà souffert pour pouvoir créer?
Avec une vie moins affligée par l’angoisse, je n’aurais sans doute pas écrit, ou j’aurais écrit autre chose. J’aurais été journaliste, pas écrivain. Les journalistes sont en santé, non? Je blague. Tout le monde souffre à divers degrés, mais ce n’est pas tout le monde qui crée. Si on est très malade, on ne crée pas : on survit. Parmi les artistes, il y en a qui ont souffert plus que d’autres. Ce n’est pas un prérequis, la souffrance, ce serait trop triste. Simplement, les expériences de notre vie déterminent les formes que l’on crée et les histoires que l’on raconte. Les gens qui souffrent racontent des histoires différentes de ceux qui souffrent moins. Pas meilleures ou moins bonnes : différentes. Pour moi, l’art qui va à la rencontre de la souffrance, de la maladie, de la mort transforme ces expériences en autre chose. En sensibilité, en intelligence, en dialogue.

Qu’est-ce que les épreuves relatées dans ce titre, comme la mort de ton amie Myriam, ta maladie chronique, le suicide de ton prof de français au secondaire, etc., ont fait de toi comme père, comme amoureux, comme ami, comme prof d’université, comme écrivain?
Le sens de chaque épreuve, d’abord, nous échappe. C’est informe, insaisissable, fuyant. Pour en tirer quelque chose, pour donner à ces épreuves un visage, l’écriture doit prendre le temps de trouver le chemin entre la vie et la littérature. Leurs effets sont parfois longs à ressentir, à comprendre. D’autres nous changent immédiatement. À cette liste que tu énumères, j’en ajouterais une moins tragique : l’écriture de Mille secrets mille dangers. Huit ans de labeur et de doutes qui m’ont montré que j’étais un écrivain, disons… déterminé, et patient. Tenir debout après une telle aventure d’écriture a fait de moi un père plus bienveillant, un fils plus indulgent, un amoureux et un frère plus reconnaissants, un prof plus exigeant envers lui-même et plus à l’écoute de ses étudiants et de ses étudiantes.

Ce roman est porté par une certaine nostalgie qui montre l’ampleur de ta sensibilité et de ta vulnérabilité. Réussis-tu parfois à t’en extirper?
Je me demande, en fait, si c’est possible de s’en extirper, ou même si ce serait une bonne chose de le faire. Cela dit, cette sensibilité, cette vulnérabilité s’accompagnent aussi d’un plaisir du jeu, d’une propension à la joie. La joie et la peine vont ensemble. On voudrait choisir ; on ne peut pas. Alors c’est contre mauvaise fortune bon cœur. L’écriture fait bien apparaître les paradoxes propres aux émotions. Mieux, elle les incarne. Ce que je déteste le plus au monde? Écrire un livre. Ce que j’adore le plus au monde? Écrire un livre. C.Q.F.D. Mais il ne faut pas s’inquiéter pour moi : je mange, je dors, je pense. Ce sont les trois choses qui me gardent en équilibre. Ça et le tennis, et la Nintendo Switch, et mes enfants, et les amis que, après dix-huit mois de pandémie, j’espère bientôt retrouver.

Photo : © Justine Latour

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