La première fois que j’ai entendu le nom de Roxanne Bouchard, c’était à la librairie Poirier, à Trois-Rivières. « Faut pas manquer ça, m’avait dit la libraire. Nous étions le sel de la mer : c’est son premier polar, et tu vas sentir le sel marin partout sur toi quand tu vas l’avoir lu. »

Ça ne me disait rien. Mais la couverture me plaisait et, fidèle à mon habitude, j’ai ignoré le synopsis et acheté le livre.

Début septembre suivant, Patrick Senécal fait une réception chez lui et j’y fais la rencontre d’une petite femme rousse frisée avec un sourire à pommettes impossible à définir. Pour faire l’effort, disons un mélange entre Susan Sarandon et Fifi Brindacier.

— Roxanne, enchantée.
— Bouchard?

C’est sorti instantanément. Je ne me suis même pas présenté!

— Oui, c’est ça.
— Euh… ton roman, là, Nous étions le sel de la mer
— H-hm?
— C’est du solide. J’ai adoré, saint-ciboire de câlisse.

Elle rigole. C’est une référence directe au patois d’un de ses personnages.

— Merci ! Je te présente mon copain, bla bla bla… Et toi? T’es écrivain?

Elle dirige la conversation partout, sauf sur elle. C’est une chose que je remarquerai à plusieurs reprises au fil de nos rencontres : elle s’intéresse aux autres. Je soupçonne que c’est de cette façon qu’elle puise son inspiration dans l’humain et la transmet dans ses romans.

Quand on me propose de m’entretenir avec elle pour un article, je saute sur l’occasion. Il faut avouer que j’ai dévoré La mariée de corail, le deuxième de la série Moralès, et qu’on me propose un exemplaire du Murmure des hakapiks, qui n’est pas encore sur les tablettes à ce moment. En prévision de notre rencontre, je lis le nouvel opus d’un trait…

Incapable d’attendre de voir l’auteure en personne, je l’appelle. Il faut que je lui fasse part de mes commentaires sur-le-champ, pendant qu’ils se bousculent pour s’échapper de ma tête.

— Je n’ai jamais lu quelque chose de semblable. C’est… vraiment bon.

J’enchaîne les précisions, je décortique les scènes, j’encense l’habileté de l’intrigue et la profondeur des personnages. Quand je termine ma diatribe, elle n’a pas placé un seul mot. Elle est contente. Elle apprécie mon retour précoce. Je me tais finalement, il faut que j’en garde un peu pour plus tard.

C’est une ambiance pandémique : on a hâte de se voir en personne.

Dans mon camion, en direction de Joliette, je prépare quelques questions. Je passe acheter une bouteille de vin et je tape l’adresse dans le GPS. Quartier tranquille, boisé, vieille maison avec un cadastre adjacent libre qui abrite une grande cour. Roxanne m’ouvre et m’entraîne aussitôt dans un salon à plafond cathédrale indétectable de l’extérieur. Quand je remarque le petit piano à queue dans un coin, elle précise qu’elle ne sait pas en jouer, mais qu’elle a reçu chez elle des musiciens et même jusqu’à une cinquantaine de spectateurs. Elle pointe vers le balcon au deuxième et des images du 2 Pierrots me reviennent en tête.

Ici, ça sent le bonheur. Le repaire des Zanni. Quand j’arrive dans une place comme celle-là, je suis tout de suite chez moi. Pour ajouter à mon plaisir, un énorme labrador brun entre par la porte-fenêtre entrouverte et vient renifler l’intrus. J’ai un nouvel ami : Nouka. À intervalles réguliers, il viendra appuyer sa grosse tête sur mes cuisses pendant la prochaine heure.

Roxanne revient avec un thé et s’assoit à la table. Jeans, chandail, cheveux bouclés et air relax : elle apprécie une rare présence humaine. Je lui avoue d’emblée que j’ai dû faire des recherches à son sujet. J’ai parcouru sa bio et lu quelques articles, mais c’est trop vague. Comment a-t-elle abouti écrivaine? Elle rit et ajoute :

— C’est un long processus. Ma mère était prof au primaire. J’ai toujours voulu enseigner. J’aime les lettres, la lecture, l’écriture. Savais-tu que, depuis ma jeunesse, j’entretiens des échanges épistolaires avec de nombreux correspondants dans le monde? Encore aujourd’hui.
— Vous continuez à vous envoyer des lettres manuscrites?
— Oui! On a bien essayé les courriels, mais c’est pas pareil. Il y a une intimité dans l’écriture qu’on ne peut pas reproduire au travers d’un écran.

Elle a conservé toutes ses missives, vestiges d’une époque sans fibre optique où l’encre était tatouée sur les feuilles et scellée en prose dans une enveloppe.

— Et un jour, un de mes correspondants m’a mise au défi d’écrire un roman. À partir de mes échanges, j’ai créé une espèce de journal intime, qui est graduellement devenu mon livre Whisky et Paraboles.

Elle éclate de rire et poursuit :

— Un ami m’a proposé de le déposer au prix Robert-Cliche en précisant que le lauréat recevait 5 000$. À cette époque de ma vie, je sortais d’une rupture et mes finances en avaient pris un coup. Alors, je confirme que j’ai grandement besoin de cet argent, que les astres sont alignés! Fallait voir ma tête quand on m’a appelée pour m’annoncer que j’avais gagné… Tout ce que j’ai trouvé à dire au téléphone, c’est : « Super, j’ai besoin d’acheter des électroménagers! » J’en ris encore aujourd’hui.
— C’est toute une reconnaissance, ce prix.
— Oui, vraiment. À partir de là, mes projets d’écriture se sont enchaînés au fil des opportunités que j’ai reçues. Dès l’année suivante, il y a cet éditeur qui avait la collection « Coups de tête » [chez Tête première], qui m’a demandé si je voulais en faire partie. La Gifle est né en quelques mois.

Peu après, elle participe au projet L’Orphéon avec d’autres auteurs. Elle enchaîne rapidement sur une relation épistolaire qu’elle entretient avec un militaire et qui fera naître l’idée d’un autre projet. Une correspondance en temps de guerre qui dévoile le quotidien d’un membre des forces armées, En terrain miné.

— Je déteste la guerre, m’avoue-t-elle. Ça n’a pas changé, mais ça m’a ouvert les yeux. Le monde est différent d’une place à l’autre. Ces gens-là qui s’enrôlent, ils vivent des trucs incroyables. Tu sais, plus de 150 militaires sont venus au lancement de mon livre. Eh bien, cinq d’entre eux se sont approchés de moi pendant la soirée. Je me sentais tellement petite.

Elle parlait; moi, j’avais l’image en tête.

— Ils m’ont révélé être les compagnons d’armes du soldat avec qui j’échangeais des lettres. Ils ont commencé à me raconter leurs histoires.
— Tu attires les confidences, toi.
— Il faut croire! Je me suis même rendue à la base de Valcartier et, avec l’accord des supérieurs, j’ai écrit 5 balles dans la tête.
— Wow. Mais là, il faut que tu me dises.
— Quoi?
— Le premier tome de la série Moralès, il est sorti entre tes deux essais sur la guerre? Pendant que tu restais dans la région de Montréal?
— Oui.
— OK. Alors comment une citadine, en apparence, peut utiliser le vocabulaire de la mer comme si elle y avait vécu? Il y a anguille sous roche. Tu peux pas avoir inventé ça, j’y crois pas. Ça va plus loin que la simple recherche.

Nous étions le sel de la mer est arrivé en librairie en 2014. Il met en scène l’enquêteur montréalais Joaquim Moralès, nouvellement muté en Gaspésie, qui débarque dans les us et coutumes de la baie des Chaleurs comme un chien dans un jeu de quilles.

— Après la rupture dont je t’ai parlé tantôt, j’ai pris beaucoup de temps pour moi. Je me suis intéressée à la voile.
— La voile?
— Oui. Je me suis mise à apprendre tout sur le sujet.
— Le seul mot que je connais, c’est « spi ». À cause des mots croisés.

De nouveau, Roxanne rit. Et elle m’explique ce qu’est un spi. Et un foc. Et un barreur, un arrimeur, etc. J’ai droit à un condensé de navigation qui me confirme ce que je pensais déjà :

— T’es vraiment allée là-bas? Et t’as pris la mer?
— Plusieurs fois. J’embarquais sur des voiliers, entièrement bénévole, et je naviguais des semaines durant avec des équipages différents. On descendait le fleuve, le Golfe, on fendait la baie des Chaleurs. J’ai même fait un cours en mécanique diesel. Non, mais t’sais, tu veux pas rester prise seule en mer avec une avarie!

Je suis ébahi. Mais je comprends tout. Je m’avance :

— Je suis pas un vrai critique, dans la vie. C’est pas parce que je sais pas le faire, c’est juste que… je sais pas. Je prends pas le temps. Et j’aime pas tout ce que je lis ou que j’écoute. Mais là…
— Quoi?
— Ce que toi, tu as écrit, ça ne ressemble à rien. Quand je lis, je demande à m’évader, à entrer dans une vie qui n’est pas la mienne. J’ai ressenti ça avec Le plongeur, de Stéphane Larue. Tu lis et tu sens le savon à vaisselle… La série Red Light, de Marie-Eve Bourassa, où chaque pièce est sombre et remplie de boucane… Avec toi, tout d’un coup, je me retrouve en Gaspésie, je sens le sel, je sacre, je tangue avec les vagues, j’ai envie de relever des filets… Quand je pose le signet entre deux chapitres, j’ai perdu la notion du temps. Et ça, pour moi, c’est signe que tu m’as eu. Tu m’as téléporté. J’ai vécu cette expérience avec tes deux premiers Moralès et quand j’ai reçu Le murmure des hakapiks dans ma boîte aux lettres, je me suis surpris à avoir hâte. Et cette scène, au début, avec l’alliance…

Elle est intriguée.

— T’as aimé?
— J’ai adoré. C’est d’une puissante symbolique.
— Je suis vraiment contente que tu me dises ça.

Le sujet tourne à l’amour. Elle me raconte à quel point l’écriture de ce chapitre dans lequel le jonc de mariage de Moralès joue le rôle principal a été significatif pour elle.

— Je voulais représenter l’amour sur toute sa fréquence, tu comprends? Pas le coup de foudre banal et éphémère : les années qui s’accumulent, l’intimité qui se crée et se tétanise, la fragilité que le temps et la distance peuvent apporter…

J’apprends entre deux phrases qu’elle a écrit une pièce de théâtre — entièrement dédiée à l’amour, en plus. Elle revient à son enquêteur :

— Moralès, c’est un profond amoureux.

J’ai un casting qui défile dans ma tête. Francisco Randez? Non, trop beau. Olivier Barrette? Non, trop jeune. Christian de la Cortina? Hmm… lancé-je spontanément :

— T’as été aux Îles?

La troisième enquête de Moralès prend naissance aux Îles-de-la-Madeleine et se déroule dans les eaux tumultueuses du Golfe.

— Bien sûr! Et tu sais quoi? Le Jean-Mathieu, il existe!

Elle sort son cellulaire et en extirpe une photo qu’elle me montre. Un gros crabier effectivement nommé « Jean-Mathieu ». Dans son livre, on trouve plusieurs clins d’œil comme celui-là qui attestent des rencontres qu’elle a faites dans l’archipel lors de son séjour.

— J’ai fait des recherches sur les patronymes de la place, je me suis fait raconter des histoires de chasse au loup de mer et de bateau prisonnier des glaces.
— Pas surprenant qu’on ait l’impression d’y être quand on le lit. C’est ton livre qui a le plus de suspense, je trouve.
— La mer, c’est pas pour les faibles.

Pierre-Luc, le conjoint de Roxanne, arrive dans le salon par la porte-fenêtre. Il dépose quatre bières sur la table pendant que sa blonde dédicace mon exemplaire du Murmure des hakapiks.

— Elles sont pour toi, qu’il me dit. Ce sont des microbrasseries régionales, tu m’en diras des nouvelles.

Il me salue et disparaît dans le corridor au-delà de la cuisine.

L’échange tire à sa fin, je me lève et contemple la cour : un grand jardin à ma droite et quelques paquets de pousses hâtives prêtes à se faire ensevelir; une pergola avec un divan; une souche récupérée pour en faire un banc; un grand mât sur lequel flotte un drapeau des Patriotes. Nouka appuie ses soixante-quinze livres sur ma jambe et demande un câlin. Il nous suivra jusqu’à mon camion. J’ouvre le coffre arrière et récupère un exemplaire du Chandelier, le CD des dix chansons que j’ai composées plus de vingt années auparavant pour faire honneur à la crinière que je portais sur la tête.

— Tiens, cadeau. C’est assez noir et enregistré dans une canne de conserve.
— C’est toi?
— Oui. Et deux des musiciens qui jouent avec moi dans le studio, ils habitent en Gaspésie, directement sur la baie des Chaleurs.
— Oh…
— Une belle époque de ma vie. C’est vraiment bon, ce que tu écris, Roxanne. Et je suis privilégié d’être venu ici, dans ton antre.

Elle me remercie et remet son sourire énigmatique en place. Au moment de partir, je mets finalement le doigt sur ce que j’aime de cette femme : elle n’est pas à moitié.

 

 

Guillaume Morrissette
C’est en 2013 que Guillaume Morrissette, aussi chargé de cours à l’UQTR, a publié son premier roman, La maison des vérités. Sa série policière mettant en scène l’inspecteur Héroux remporte beaucoup de succès et compte jusqu’à maintenant cinq titres, dont le premier, L’affaire Mélodie Cormier, a été lauréat du Prix du premier roman policier de Saint-Pacôme. L’auteur a aussi signé une dystopie, L’oracle et le revolver, et sa dernière parution, un thriller psychologique, s’intitule Quand je parle aux morts. Dans ce roman troublant sondant les frontières entre la vie et la mort, une psychologue offre ses services pour entrer en contact avec les morts et doute des intentions de son nouveau client, un homme qui craint que sa mère souffrante lui en veuille après sa mort… En parallèle, la psy collabore également à une enquête qui concerne le meurtre d’un neurologue. [AM]

Photo de Roxanne Bouchard : © Mathieu Rivard
Toutes les autres photos : © Roxanne Bouchard
Photo de Guillaume Morrissette : © Buzz Productions

Publicité